Chapitre 6 - Drug Zone
Les chansons du chapitre:
Mink & Shoes - Dub Mix - Psychemagik
Ce monde est cruel - Vald
Real Love - Rawb & Fatbabs
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Avec Kai, on a décidé de prendre du LSD ce week-end. On a réservé un Airbnb à la montagne et on a prévu une petite randonnée pour pouvoir tripper comme il se doit. On avait déjà pris des champignons et de l’acide ensemble, mais je n’avais jamais eu de très grosses hallucinations visuelles. Je ne sais pas exactement à quoi m’attendre.
Il est onze heures du matin, et Kai sort les cartons. Comme c’est ma première fois, je ne le prends pas en entier, mais seulement les trois-quarts. Tout le monde m’a dit que le LSD, c’est long. Les effets peuvent durer jusqu’à 12 heures, alors je me prépare mentalement à passer une journée entière sans avoir trop conscience de la réalité. Kai, lui, prend son carton en entier.
Le goût du papier qui fond sur ma langue. Au bout de quarante-cinq minutes, je commence à ressentir mes bras s’alléger, j’ai l’impression de voler. Mes pieds sont légers, je suis comme reliée au sol par une énergie profonde. Je lance une playlist d’électro organique sur mon enceinte, avec des sonorités un peu tribales bien adaptées à une promenade dans la forêt.
Je regarde les arbres. J’ai l’impression qu’il pleut, dans cette grande forêt. Des petits traits noirs se superposent aux branches. Je peux ressentir la nature qui me parle, dans une autre dimension. Comme si ma conscience se connectait à un plan du monde que je n'avais jamais exploré.
On s’arrête quelques minutes à côté d’un lac. Kai, je pense que ça commence à vraiment faire effet… “Ah ouais? Moi je ne sens rien encore.”
L’herbe prend une texture différente, le paysage se transforme en un tableau impressionniste. Des petites touches de pinceau ici et là. C’est fou, c’est fou de se dire que tout ça c’est dans ma tête, c’est fou de se dire que je suis en train de m’envoler dans un univers parallèle.
Au bout du chemin, une petite barrière recouverte d’un voile. Elle me rappelle cette toile d’araignée, que j’avais vue au festival de Marc l’année dernière. Des ondes d’énergies ricochent doucement, et je prends mon courage à deux mains pour réussir à passer ce portail dimensionnel.
Je suis défoncée. On continue quelques minutes, puis on décide de se poser dans l’herbe. Je laisse mon regard traîner sur les montagnes, puis d’un coup, j’oublie tout.
Je m’assois sur le sol. La terre est humide, elle risque de tâcher ma veste. J’ai comme la sensation que ça devrait me déranger de poser mes fesses ici, que ça pourrait-être embêtant de tâcher ma veste. Mais pourquoi ? Pourquoi je veux éviter de me tâcher ? Aucune idée.
Je regarde Kai. Je commence à parler en anglais. Kai. What is life?
Il rigole et ne répond pas vraiment. Je rigole, puis redeviens sérieuse. No but really, what is life?
Je sens mon sac à mes pieds, et je me rappelle que j’ai des sandwichs et de l’eau. Water, food! We need water and food! And we need to breathe to live!
Je prends ma gourde. Elle est molle. En fait, tout est mou. A chaque fois que je prends quelque chose, c’est comme si j’attrapais une motte de beurre laissée dehors un peu trop longtemps. Mes doigts fondent dans le plastique. Mes doigts fondent dans ma baguette de pain.
Je mange, aussi, je mange parce que je crois que c’est important de manger, même si je n’ai pas faim. C’est une sensation très étrange, je n’ai jamais eu autant conscience des mouvements de ma langue dans ma bouche. De la texture du pain, croustillant mais mou, parce que tout est mou, sous mes molaires.
Je me sens si intelligente de réussir à me rappeler de ces grands principes de la vie. Manger, boire, respirer… Ah, et je crois qu’il faut dormir, aussi… People have sex sometimes as well. Mais pourquoi les gens autour de nous marchent sur le chemin en contrebas? Pourquoi ils ne sont pas assis dans l’herbe, eux aussi, pourquoi ils ne dansent pas dans la forêt?
J’ai l’impression d’avoir vécu toute ma vie dans la nature, sous un grand ciel bleu. C’est quoi, ma vie, d’ailleurs? Je ne sais pas. Je ne sais plus. Je ne sais plus rien. “Ton cerveau est en train de faire un factory reset”, me dit Kai en riant.
Petit à petit, de plus en plus de questions émergent dans mon cerveau. People have jobs, right? We have to work. But why do we work?
Water, food! We work to buy water and food. Et d’un coup, je me souviens du concept de semaine et de week-end. Certains jours, on travaille, et puis certains jours, on se repose. Les gens autour de moi ne travaillent pas aujourd’hui. Ils marchent dans la nature avec de beaux vêtements très techniques et très chers. Des lunettes de soleil très chics. Et ils prennent des photos avec leur téléphone.
Leur téléphone. C’est quoi, d’ailleurs, un téléphone? Pourquoi j’ai un téléphone? Je sais que c’est quelque chose d’important. Ça coûte cher, en plus. Enfin, je crois.
Ça me revient enfin. Un téléphone, ça permet d’être en contact avec les gens que j’aime. Aurélien, Julia. Mais si je peux être en contact avec eux aussi simplement, pourquoi je ne leur parle pas toute la journée?
Les gens que j’aime, les gens autour de moi. Why are there people? Why do we care for other people?
Also, Kai, I don’t understand. Why don’t we just do whatever we want all the time? Why do we have to work? To buy food, I know, but why… Why don’t we just find food whenever we’re hungry?
Je décide d’arrêter de réfléchir, parce que clairement, ça ne me réussit pas trop. Je fixe la montagne quelques instants. Les rochers commencent à fusionner, et une gorille apparaît entre les pierres et les brins d'herbe. Je ne saurai pas expliquer pourquoi, mais je sais que ce gorille, c’est l’esprit de la montagne. L’esprit de la Nature, par extension.
La maman gorille me regarde droit dans les yeux. Dans ma tête, je lui parle, et même si elle ne pose pas de mot sur ses réponses, on communique à travers l'énergie de l'univers. Ses émotions résonnent en moi quand je plonge dans ses yeux. Sa tribu la rejoint, les enfants montent sur les épaules des adultes, et ils courent ensemble dans la jungle sombre. Des tatouages tribaux bleus électriques recouvrent leur corps et brillent dans l'obscurité. Je me laisse happer par l'ondulation des motifs sur leurs muscles bien dessinés, par le roulement de leurs épaules dans une course harmonieuse.
Je raconte à cette maman gorille que je suis honorée de la voir avec sa famille. La famille, c’est pas vraiment mon truc, et rien que de ressentir l’Amour qu’ils se portent me transporte. Au milieu de cette agitation, elle continue à me regarder, sereine et paisible. Elle me fait comprendre que moi aussi, je fais partie de sa famille. Qu’elle sera toujours là pour moi.
Je détourne le regard et la tribu se cache à nouveau derrière les rochers. Une fleur à mes pieds retient mon attention quelques secondes.
Quelques secondes, et pourtant c’est une civilisation entière qui se développe devant mes yeux. Un village de petits êtres floraux qui se construit entre les brins d’herbes. Ils gambadent de maison en maison, font la fête dans des clairières qu’ils viennent d’aménager, puis le temps passe et ils retournent à la terre pour honorer le cycle de la vie et nourrir les civilisations futures.
Quelques secondes, pendant lesquelles je réalise toute la force du mot “trip”. Un voyage vers un autre monde, une autre temporalité. Les minutes qui durent des heures et les heures qui durent des secondes.
Cela fait maintenant un moment qu’on est assis dans l’herbe. Je n’ai plus conscience du temps, de toute façon, mais Kai me dit qu’on ne devrait pas tarder. On roule un joint avant de partir. Je ne sais plus trop ce que c’est, un joint. Le tabac a l’air vivant, des lignes vertes et marrons ondulent au fond de mon paquet comme des asticots.
En fumant je commence à réaliser que si on parle des langues différentes, c’est qu’il y a plusieurs pays. Je commence à prendre conscience que le monde s’étend en réalité au-delà de mon champ de vision.
On se met en route pour retourner à la maison. Je n’ai aucune idée de ce qu’est “la maison”, ni pourquoi il faut qu’on rentre, mais j’ai comme un vague sentiment que le soleil finira par s’en aller et que sans soleil, je ne suis pas “safe”.
En retournant à la civilisation, je comprends enfin pourquoi les gens travaillent. Pour acheter de la nourriture, oui, mais il faut l’acheter dans des magasins. Des magasins, d’ailleurs, qui parfois sont ouverts, parfois non. Des magasins, des restaurants, des cafés, des boulangeries.
Comme il fait beau, il y a du monde en terrasse. Je me dis que ça a l’air sympa, même si je ne comprends pas trop pourquoi il sont assis là. J’ai un peu envie de faire comme eux, et d’un autre côté, tout est toujours mou, liquide. Les visages sont mous, liquides. Je me sens entourée d’une horde de gobelins.
Des gobelins qui boivent des bières. Pourquoi les gens boivent des bières, trop de bières? Pour se sentir bien, être “high”, déconnecté de la réalité. Est-ce que je suis “high”? Je ne sais pas. Je ne sais pas ce que c’est, être “high”, ou être “normal”. Est-ce que je me sentirai “normale”, un jour? Est-ce que j’arriverai à nouveau à comprendre ce monde qui m’entoure?
Être high. Je regarde mes mains, mes épaules. Mais je ne peux pas voir mon visage. Je réalise que ces bras, ces jambes, ce torse, sont dans mon champ de vision. Tout le temps, tous les jours. Un peu comme dans un jeu vidéo à la première personne. Je ne peux pas changer de joueur, je ne peux pas changer l’affichage, non plus. Je prends conscience de mon corps, je prends conscience de l’existence du moi.
Même si je suis connectée à l’esprit de la nature, même si je vibre avec l’univers, j’ai une identité propre. On ne vibre pas tous ensemble, on ne vibre pas tous aux mêmes fréquences, et certaines vibrations ne sont ressenties que par nous-mêmes.
Je rentre dans le magasin avec Kai. Il est 18 heures, ça fait sept heures que l’on a pris notre carton, les effets devraient commencer à s’estomper. Je me souviens enfin des grands principes de la vie, du jour, de la nuit, des semaines. Ça doit redescendre doucement.
Les portes du magasin s’ouvrent. Je fais quelques pas à l’intérieur, mais tout ce bruit est un peu submergeant. La musique, les gens qui parlent, un enfant qui crie. Mes sens sont un peu mélangés, je peux ressentir les sons sur ma peau. Mais je me sens moins high, ça doit être en train de redescendre doucement, alors je fais quelques pas à l’intérieur du magasin.
Un frigo plein de charcuterie se dédouble sur mon chemin. Lumineux, blanc, rose. Je suis éblouie. Je jette un coup d'œil à Kai et le suit au rayon des fruits et légumes, en espérant que ce soit moins agressif.
Erreur. Trop de couleurs. Faut que je sorte, Kai, ça va pas là…
Je m’assois sur des marches d'escalier, face à la montagne, pour retrouver le confort et l’Amour que la Nature m’envoie à travers les vibrations de l’Espace.
De retour à la “maison”, on roule un joint et je me mets à danser dans l’herbe, pieds nus, pour ressentir pleinement cette énergie. Je ferme les yeux quelques instants, et quand je les ouvre à nouveau, je peux voir les sons. Kai. Je peux voir les sons.
Des ondes qui se propagent au rythme de la musique. L’arbre, derrière les sons, qui danse lui aussi. Sur chacune de ses feuilles, il y a un petit œil qui s’ouvre et se ferme. Cet arbre, c’est comme la Montagne, c’est la Nature.
Une sensation de plénitude m’envahit. Je crois apercevoir, enfin, le principe de non-dualité mentionné dans le bouddhisme. Tout est lié, tout est un. On fait tous partie de la même Energie originelle, et, si on accorde assez bien nos plans d’existences, le monde entier pourrait vibrer ensemble.
On fume encore un joint, et mes hallucinations ne s’arrêtent pas. Il est 23h. Kai, lui, avait pris mon quart de carton restant quelques heures plus tôt pour faire durer le truc plus longtemps, mais il n'a plus d'hallus depuis un moment.
Tout est encore très vif pour moi. Mon esprit se perd dans chaque détail. Les tableaux au mur prennent vie, le plafond se recouvre de gorilles, dans des gorilles, dans des gorilles... Mon téléphone est toujours aussi mou, je ne supporte plus de toucher quoi que ce soit. Cette synesthésie me submerge. Ma vue et mon toucher ne font plus qu'un, je ressens la texture du mur d'en face envelopper ma peau, j’ai pu voir les sons. Cette communication avec des énergies plus profondes est très intense. Trop intense, peut-être. La voix de Thomas qui résonne dans ma tête.
“Le LSD, c'est long. C'est vraiment long. Ça peut durer jusqu'à 12 heures, tu te rends compte?”
Finalement, 12 heures, ça n'aurait pas été si mal. Ça fait 15 heures que j'ai posé ce petit bout de carton sur ma langue. Je fixe le plafond, des kistune japonais en kimono dansent en cercle au rythme d’une musique qui n’existe que dans ma tête. Blanc, rouge, bleu, ils ouvrent et ferment leurs grands yeux.
J’essaie de trouver le sommeil, sans succès. Je me tourne, me retourne, et me perds parfois dans les fractales qui tapissent la pièce. Et d’un coup, des images. Des images de mon passé, je crois. J’essaie de penser à autre chose.
Aux gorilles, aux kistune. A n’importe quoi sauf à ces images. J’ai peur de me perdre dans les fantômes du passé. Le sommeil finit enfin par me libérer.
Au réveil, je suis toujours aussi sensible. Le contact de mes vêtements sur ma peau est inconfortable. Pourtant, il faut qu’on rende cet Airbnb et qu’on rentre chez nous. Kai à Genève, moi à Lyon.
Il peut conduire jusqu’à chez lui, mais une fois qu’on est arrivés, je dois reprendre le volant. Même si ça fait plus de 24 heures qu'on a pris notre dose et que je n’ai plus d'hallucinations, j’arrive toujours à communiquer avec la Nature quand je la regarde un peu trop longtemps.
Le retour est long et difficile, mais j’arrive à rester concentrée et ne pas me laisser distraire par mon environnement. Enfin arrivée à Lyon, je m’effondre dans mon lit. J’ai l’impression d’avoir vécu un mois de vie en moins d’une journée. Toute ma conception du temps et du monde tel que je le connais est chamboulée.
Je comprends tout à fait pourquoi le LSD n’est pas addictif, et je réalise un peu tous les dangers des drogues. Pendant ce Factory Reset, j’avais vraiment tout oublié. Tout. Tous les grands principes de la vie.
Alors je comprends les gens qui sautent d’un balcon parce qu’ils sont persuadés qu’ils peuvent voler, par exemple, quand ils ont pris des hallucinogènes. Je réalise l’importance de consommer ce genre de substances de manière responsable, dans un environnement “safe”.
Je retourne à Genève le week-end suivant pour le mariage de deux amis. J’arrive avec Aurélien et Julia, et je me rends très vite compte que je suis la seule personne célibataire ici. Ça me fait un peu bizarre, je sais que je ne veux pas être en couple - ou du moins, pas en couple “classique monogame”, mais j’ai comme l’impression que je devrais être en couple.
Que je serais plus heureuse si j’étais en couple. Que je pourrais construire quelque chose avec quelqu’un. Et pourtant, au fond je sais bien que je veux me construire seule. Je crois que je ressens juste la pression sociale.
Sur le chemin du retour, Aurélien et Julia sont énervés. Ils ne se parlent pas. C’est un peu comme d’habitude avec quand je suis seule avec eux deux, j’ai toujours l’impression d’être avec des parents qui devraient divorcer mais qui restent ensemble parce que divorcer, ça fait peur.
Un peu comme mes parents, je crois. Ça fait longtemps que je n’ai pas pensé à mon enfance, d’ailleurs. Mais ça me rassure dans mon célibat, parce que les couples, c’est aussi ça. Se faire la tête, ne pas se parler, être froids. J’ai dit tant de fois, “sans haut, pas de bas”, mais je n’ai pas envie de passer par ces bas-là.
Alors je reste confiante, j’ai confiance en moi, et je sais que je ne veux pas être en couple “classique monogame”.
Papy est mort cette nuit.
Mon grand-père, celui des flashbacks. Il avait un cancer depuis quelques années, on savait que ce moment allait arriver. Mon dernier Noël en famille, avant que je ne coupe les ponts avec ma mère et mes grands-parents, en portant un toast, ma mère avait dit : “A ton dernier Noël, papa.”
Même ma psy avait rigolé quand je lui ai raconté cette histoire. Finalement, il avait vu deux Noëls de plus. Il est mort cette nuit.
Je ne sais pas trop ce que je ressens en apprenant ça. Une partie de moi est soulagée. J’arrêterai peut-être enfin de faire des crises de panique à chaque fois que je passe devant chez lui, à Lyon.
Une autre partie de moi est rongée par la culpabilité. Je l’avais coupé de ma vie, je ne lui ai pas dit au revoir. Et si je me trompais, et s’il avait été un grand-père aimant? Et si mes flashbacks, c’était juste mon imagination qui me joue des tours? Est-ce que je peux vraiment me faire confiance?
Je suis peut-être une personne horrible, qui a arrêté de parler à une partie de sa famille sans raison. Qui les a laissés mourir seuls après tout ce qu’ils ont fait pour moi.
Alors je préfère faire le choix de me croire, et d’avoir confiance en mes bribes de souvenirs, parce que c’est plus simple. Parce que je n’ai pas envie d’être rongée par la culpabilité.
Parce que mon grand-père n’a jamais été une bonne personne, aussi. Raciste, misogyne, avec des accès de colère. La violence, dans un sommeil léger, au fond de ses yeux, prête à se réveiller à tout moment.
Je n’irai pas à son enterrement. Je choisis de me croire. Je choisis d’accepter que je ne pourrais jamais le confronter, que je n’aurai jamais de justice pour ce qu’il nous a fait, quoi que ce soit. Qu’il ne connaîtra jamais les conséquences de ses actes. Qu’il ait toujours vécu comme si de rien n’était, en toute impunité.
A quoi sert la justice, alors? Si on commet un crime, il suffit juste de ne pas se faire prendre. Je pourrais tuer quelqu’un, si personne ne sait que c’est moi, il ne m’arrivera jamais rien. Et il y a des gens qui volent pour pouvoir manger, et qui finissent en prison, et dont la vie est détruite. Alors que moi, je profiterais de ma liberté et je continuerais d’avancer le cœur léger. Le monde est cruel.
Ce soir, je reçois un message de Nadia. Elle me dit qu’elle ne pourra pas venir à Amsterdam avec moi, parce que le cousin de Jake ira au festival avec sa copine. J’hésite à revendre mes billets et annuler mon voyage, mais je me dis qu’après tout, pourquoi pas. Un festival de techno à Amsterdam, ça ne peut être qu’agréable. Et ce sont les étoiles qui ont mis ce voyage sur mon chemin.
Je monte dans mon train pleine d’excitation. Ça faisait un moment que je n’avais pas voyagé seule, et je vais enfin pouvoir retrouver ce sentiment de ne faire que ce que je veux, quand je veux.
J’arrive chez Jake, et au fur et à mesure de la soirée, je me rends compte qu’il n’est vraiment pas très intelligent. En plus, il m’avait dit que son voisin avait de la weed, mais son voisin n’est pas là donc je ne peux même pas fumer. Et si je suis venue à Amsterdam, c’est bien pour fumer.
Heureusement, le lendemain, il travaille, c’est vendredi, donc je vais pouvoir visiter la ville, seule, tranquille, et vaquer à mes occupations. Je vais faire un musée, je bois un café en terrasse, je passe dans un magasin vintage… Et, bien entendu, je vais acheter de l’herbe dans un coffee shop pour pouvoir tenir le week-end.
Quand je rentre chez Jake, il me propose d’aller boire un verre chez une de ses collègues. Elle est super sympa, mais je me rends encore plus compte que Jake et moi, on est pas trop alignés. Je ne saurais pas trop dire quoi, mais il y a un truc, dans sa vibe, dans sa façon de se comporter, qui me fait me dire que jamais je ne pourrais passer du temps avec quelqu’un comme ça.
Le lendemain matin, on se lève tard. Le festival commence à 13h, et on prend notre temps pour se préparer. “By the way, Ally, my neighbour, will come with us today!” Oh, ok. En l’attendant, on descend acheter quelques bières pour prendre un mini-apéro (même si ce concept n’existe pas trop ici) avant de partir.
Dans la cour de l’immeuble, on marche côte à côte, je regarde mes pieds, quand Jake s’arrête. Une autre paire de pieds apparaît dans mon champ de vision, alors je m’arrête aussi. Je lève la tête, et là.
Rien. Vide intersidéral dans mon cerveau. Souffle coupé. Je ressens une énergie qui émane du mec qui vient de s’arrêter en face de nous qui me retourne la tête.
Il me fait un sourire, c’est le plus beau sourire que j’ai jamais vu. Je n’ai jamais autant été attirée par quelqu'un. “Ally”, il se présente. C’est donc lui, ce fameux voisin. Je sens mon cœur qui bat à mille à l’heure.
“On se retrouve en haut pour une bière avant de partir?” On s’éloigne en direction du magasin, et je ne peux pas penser à autre chose. Alors c’est lui qui va venir avec nous? Je peux pas m’empêcher de poser la question, j’ai vraiment très envie de le revoir. “Ouais, c’est lui.”
Je cache ma joie. Quand on rentre, je n’ai qu’une hâte, c'est qu’Ally sonne à la porte. Une heure et demie plus tard, il arrive. Mon cœur s’emballe. Il s’assoit avec nous, on commence à parler. Sa voix est magnifique. Douce, posée, réconfortante, protectrice. Et il sait faire des blagues, des blagues fines, des blagues qui me font rire.
Je commence à rouler un joint, quand Ally se lève. Mais, tu vas où? “Oh, je rentre chercher de quoi fumer un joint.” Ah, justement… j’étais en train de rouler, on peut fumer ensemble si tu veux.
Mon activité préférée, fumer des joints avec quelqu’un. On est seuls dehors, tous les deux, Jake reste dans la cuisine. On commence à parler un peu de nos vies, de nos passions. Je lui parle de volley, il me parle de tennis et de randos. Je me sens tellement bien, là avec lui, que je n’ai même plus envie d’aller au festival. Je pourrais rester là toute la journée.
Mais Jake en a marre d’attendre, alors il appelle un Uber et on se dirige vers le festival. Sauf que Jake, c’est pas le couteau le plus aiguisé du tiroir, et il a demandé au Uber de nous poser à vingt minutes à pied du festival. On marche donc, Jake devant, Ally et moi derrière. On va à notre rythme, tranquilles, bercés par notre conversation.
Tu sais, il y a pas longtemps je suis allée au mariage de mes potes… Et ça faisait vraiment bizarre, d’être la seule personne célibataire là-bas. Je sais que je ne veux pas être dans une relation, ou enfin pas une relation classique, mais pourtant j’ai vraiment ressenti une sorte de pression sociale…
“Je comprends… Je ressentais ça avant moi aussi. Maintenant, ça va, ça ne me donne pas envie d’être dans une relation. Je suis bien seul.”
Ouais, je vois. Moi, j’ai un peu peur… Peur… “De te perdre à nouveau si tu es avec quelqu’un?”
Oui… Je savais pas trop quels mots mettre dessus mais c’est parfaitement résumé. “Moi aussi. Tu as été dans une relation longue, avant?” Oui.
Comme l’impression qu’Ally est dans ma tête. Qu’il comprend tout ce que je ressens. On partage un taz, et on fait la fête. La drogue monte, je me sens bien. Heureuse.
Ally est belge, il parle flamand, mais pas français. Il l’a un peu étudié au lycée, alors il me dit une phrase en français. Je décide que c’est ma chance de tenter quelque chose. Après tout, on a perdu Jake en arrivant au festival et ça fait quelques heures qu’on est juste tous les deux.
Ally, I’m going to say something, and if you don’t take it the right way we can just pretend I never said anything, but… I find it really sexy when you speak French.
Il sourit, “I find you very sexy too, but I don’t know how I’m going to be with the pill… But I promise you, we’ll smoke together tonight.”
Je sais pas trop comment prendre cette réponse. Je me dis que c’est une façon gentille de me dire non, en fait. Dommage, je pensais qu’il m’aimait bien aussi.
On rencontre une amie de Jake. Elle est très gentille, super belle, et on s’entend vraiment bien. Quand on la quitte, je dis à Ally en riant, heureusement qu’elle a un copain parce que sinon je serai tombée amoureuse!
“Du coup, ça tombe bien que tu aimes les hommes…. non?”
Il me regarde, il attend ma réponse. Je ris encore plus. La drogue m’allège les idées, aussi. En fait, j’aime tout. Les femmes, les hommes, c’est trop binaire, je ne veux pas définir ma sexualité par des labels.
J’ai comme l’impression de détecter un peu de soulagement, mais après mon râteau un peu plus tôt je ne me fais pas trop d’idées. Au moment de partir, Jake nous retrouve pour nous dire qu’il va en after. Ally et moi, on rentre ensemble.
Dans le métro, on s’assoit côte à côte. Il sort ses écouteurs, “Pour toi ce sera celui de droite”. Il prend le gauche, et on écoute de la musique. Il met de l'afrobeat. Nos jambes, nos bras s’effleurent quand le métro accélère et ralentit. J’ai l’impression d’être toute rouge, c’est comme si j’étais transportée à chaque contact.
On rentre rouler un joint sur la terrasse. Ally est assis devant la cuisine. “Tu peux m’apprendre des mots en français?” T’es mims, t’es un ouf. Il répète, ça me rend folle avec son accent. Ally me fait rougir, Ally me fait sourire.
Et toi, apprends-moi un truc en flamand. “Neuken in de keuken.” Je répète, ça le fait rigoler. Ça veut dire quoi? Il répond en français, cette fois, “Baiser dans la cuisine.”
Mon teint devient couleur tomate trop mûre instantanément. Je suis obligée de détourner le regard, d’arrêter d’avoir Ally devant la cuisine dans mon champ de vision. Des images de rêve défilent dans ma tête, je fais mon possible pour les éteindre.
Pour se remettre de notre journée passée à danser, Ally me fait faire quelques étirements. “I really like stretching when I’m high… I just feel my muscles differently… Here, put your legs that way… and try to touch the floor with your head… and breathe…”
Il pose doucement sa main sur mon dos. “How do you feel?”
Je reste encore quelques secondes à ressentir tous les muscles de mon corps lâcher prise, et je me redresse doucement. Le joint est terminé, il est tard. On va se coucher?
“Donne moi ton numéro, comme ça demain je peux t’envoyer un message quand je suis réveillé.”
Sur sa photo de profil WhatsApp, il a une petite fille sur les épaules. Tu es papa?, je demande en riant. “It’s my niece, but… I can be whoever you want me to be.”
Je vais me coucher sur ces douces paroles. Malheureusement, à cause du taz, je ne rêve pas cette nuit-là.
Le lendemain matin, Ally me rejoint pour un joint. On se prépare pour aller au festival, sans Jake qui dort encore. Dans le métro, encore une fois, on se laisse bercer par le rythme de la musique. “Et tu voudrais pas déménager à Amsterdam?”
C’est une bonne idée, mais je vais commencer par déménager à Marseille. Et je crois que je suis plutôt une personne du Sud en fait, l’Espagne, la côte, ça m’attire trop. Peut-être dans quelques années.
Nos bras qui s’effleurent, nos cuisses qui se touchent à chaque secousse. Mes jambes sont collées l’une à l’autre, mais Ally manspread comme jamais. J’aime sentir la chaleur de sa peau contre la mienne.
On arrive au festival, on rejoint notre groupe mais malgré les side quests, on se retrouve toujours très rapidement. Il fait grand soleil, et Ally me tend un pot de crème solaire. Non, merci, ça va, je me sens bien. “Tu es sûre? Avec la drogue, tu ne peux pas trop ressentir ton corps… Tu devrais en mettre, juste au cas où. Si tu en veux plus tard, n’hésite pas à me demander. C’est comme tu veux.” Allez, d’accord, donne-moi cette crème solaire.
“D’ailleurs, on devrait manger un truc.” Oh, j’ai pas très faim… “Ou alors… tu ne ressens pas la faim?” On rigole. “Je vais prendre des frites, tu pourras piocher dedans si tu veux.” Oui, parfait.
J’adore qu’il s’occupe de moi comme ça. J’ai toujours tellement de mal à prendre soin de moi, à écouter mon corps, que je suis au paradis. Je me suis toujours dit que si j’étais à nouveau avec quelqu’un, dans n’importe quel type de relation que ce soit, ce serait quelqu’un qui m’aiderait à me rendre meilleure. A être encore plus heureuse. Quelqu’un qui m’apporte du positif, du vrai. Quelqu’un qui sache s’occuper de moi.
Je m’éclipse pour aller faire pipi avec un ami, qui me demande en souriant, “Aloooors… Il y a un truc, entre Ally et toi?”
Je deviens rouge jusqu’aux oreilles. Oui, moi je l’aime bien mais… honnêtement, je pense pas que ce soit réciproque…
Il m’a quand même mis un gros stop, hier. Je suis sûre que son, “I don’t know how I’m going to be with the pill”, c’était juste une gentille façon de me dire non. Après, peut-être que neuken in de keuken, c’était un signe, mais si je lui plaisais vraiment il aurait fait un move.
Quand on rentre, c’est un peu comme la veille. Dans le métro, afrobeats dans les oreilles, le voir sourire. J’aimerais garder les yeux sur lui, mais je n’y arrive pas, c’est trop intense. J’ai l’impression de ressentir des trucs tellement puissants au plus profond de moi. Il est tellement beau, son aura est tellement… magique… J’aimerais lui dire, mais je n’y arrive pas.
Ma bouche s’ouvre, puis se referme. S’ouvre, puis se referme. Et aucun son ne sort. Le temps. Le temps passe vraiment bizarrement. Ce moment est si long et si court à la fois. Rien n’a de sens, finalement.
Moi qui ai peur, moi qui ne veux pas me lancer dans quoi que ce soit. Parce que je risque encore de tomber de mille étages, parce que je ne veux pas me sentir enfermée dans une relation, parce que je ne sais pas qui je vais devenir.
Parce que je n’aime pas qui je suis, amoureuse. Dépendante. D’un coup, toutes mes envies d’aventure s’évaporent pour le confort. J’abandonne mes rêves au profit de ceux de quelqu’un d’autre. Alors que je veux vivre pour moi, et seulement moi. Me faire passer en premier. Être l’Amour de ma propre vie. Moi, qui ai peur.
Peur… De te perdre à nouveau si tu es avec quelqu’un?
La phrase d’Ally résonne dans ma tête.
Quand on descend du métro, j’arrive enfin à parler. Tu sais, Ally, je… J’aime beaucoup ton énergie, tu dégages un truc… Je sais pas, je me sens vraiment bien avec toi.
Il sourit, et ne répond pas. Même si je suis transportée par ce sourire, le plus beau qui existe sur cette terre, je ne peux pas m’empêcher de me dire que ce sourire, c’est encore une façon gentille et respectueuse de me mettre un stop.
On se pose à nouveau sur le balcon, on fume, Ally danse sur la musique. Tu sais, Ally, je… Je suis contente de t’avoir rencontré. Vraiment.
Pas de réponse, la musique change. Il se met à danser de plus belle. Je le regarde en souriant. “You like this song?” Yeah, I mean… I like you on this song… “You like my dancing, eh?” Yeah… I… I just really love your energy, you know.
Il sourit, le joint est fini, on se dit bonne nuit. Il me dit qu’il passera me dire au revoir le lendemain matin.
Je vais me coucher à côté de Jake, triste. Triste de n’avoir rien tenté, avec Ally. Ou plutôt, triste que ça n’ait pas été réciproque. Enfin, peut-être que lui aussi m’aimait bien. Je me repasse les scènes du week-end en boucle.
Peut-être que, ce que j’ai pris comme des rejets, c’est juste que lui non plus n’a pas osé tenter. Peut-être pas. Je ne saurai jamais, de toute façon. On ne se reverra probablement pas.
Avant de partir pour Lyon le lendemain, je cherche sans succès mon briquet. C’est sûrement Ally qui l’a gardé. D’ailleurs, je dois y aller, mais il n’est toujours pas passé… Je dis au revoir à Jake, et je vais toquer à sa porte. Une fois, deux fois. Pas de réponse. Je lui envoie un message,
Are you home?
“Yes, you’re leaving?”
Yeah, I’m in front of the door.
“Oooh, I’ll come out.”
Je profite une dernière fois de poser mon regard sur son beau visage. Bon, bah… J’y vais… “Attends, faut que j’aille acheter un truc, je vais t’accompagner à la gare.” D’ailleurs, tu as perdu mon briquet hier soir…
“Ah mince, oui c’est vrai! Attends, je vais t’en chercher un autre.” Il revient en courant avec un briquet jaune fluo. “African black star”, écrit en gros dessus. J’adore. Je le mets dans mon sac, en me promettant de ne jamais, jamais le prêter à qui que ce soit. Ce sera mon souvenir, mon seul souvenir tangible de ce sentiment qui a retourné tout mon être.
On arrive devant la station de métro. Je plonge mes yeux dans les siens. Tu sais, Ally, je pense qu’on ne va jamais se revoir… ou alors pas avant très longtemps… Mais je voulais que tu saches que je suis vraiment heureuse de t’avoir rencontré.
“Well, we’ll see each other at your festival, no?” Well, I don’t think… we’ll see… “And we’ll text anyway, ok?”
Il me prend dans ses bras. Je passe le portique du métro. Je jette un dernier coup d'œil derrière moi, mais il est déjà parti. Est-ce que je devrais faire demi-tour, aller l’embrasser? Non, ce serait complètement fou. Le métro démarre doucement. Est-ce que je devrais faire demi-tour?
Non. Non. C’était une histoire éphémère, il n’y a rien à espérer. Si je l’embrasse, je vais tomber amoureuse à coup sûr. Amsterdam-Lyon, c’est compliqué. Je peux pas m’engager dans un truc comme ça.
J’arrive à la gare. Mon train est annulé, le prochain est dans deux heures. Deux heures. Ça me laisse le temps de retourner chez Ally. Est-ce que c’est un signe du destin? J’ai deux heures. Deux heures.
Est-ce que je devrais faire demi-tour?
Est-ce que je devrais faire demi-tour?
… Non. Non. C’est trop dangereux. Si jamais il se passait quelque chose entre nous, ça me briserait.
Alors j’attends, deux heures, à errer dans le centre-ville d’Amsterdam, sans but. Et la même question qui revient.
Et je monte dans mon train, avec mes souvenirs et mon briquet “African black star”, et un sentiment d’Amour débordant. Et je me rends compte d’à quel point je suis heureuse, quand même. Heureuse de savoir que je peux ressentir des choses si intenses pour de bonnes personnes.
Ce sentiment, c’était totalement différent de l’attachement un peu toxique que j’avais (j’ai ?) à Marc. C’est beaucoup plus fort, plus beau, plus intense, plus spirituel, presque.
Quand je rentre, je vis sur mon nuage quelques jours. Un nuage d’Amour et de paix intérieure.
Mais ça fait une semaine, une semaine que je ne respire que ça, alors je me dis qu’il est temps de tourner la page. Le lendemain de mon retour, il m’avait envoyé un message pour me demander si j’étais bien rentrée.
Oui, mais je suis super fatiguée haha… et toi, ça va?
Sans réponse. S’il a aussi ressenti quelque chose, c’était sûrement juste le temps d’un week-end. Alors pour mettre un point final à cette histoire, je décide de lui écrire une lettre. Je suis vraiment une meuf qui écrit des lettres, c’est terrible.
Ally,
As I said before, I always have so many things I want to say but I can never find the right words. So I hope it's going to be easier writing my thoughts down.
When I first saw you, I felt like something in you resonated deep within myself. I'm really glad we spent the weekend together and I got to know you better, as this instinct turned out to be true.
I was so happy to find someone who finally understands how I'm feeling, and who understands my need for freedom.
I'm really thankful that you looked after me the whole time at the festival, and I had a really good time and felt very safe thanks to you.
I wanted to tell you, Sunday on the balcony, that I was glad I was only staying here for the weekend, because if I had stayed any longer I was afraid I was going to start really liking you.
But I don't want to miss out on anything just because I'm scared, so let me know if you ever want to go on a hike with me sometime, or if you want to visit Marseille.
Also, I think I need your help to practice on neuken in de keuken. I don’t think I got the pronunciation right.
Take care,
And free spirit ✨
Anaïs
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