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Chapitre 2 - Le bon plan d'existence



Les chansons du chapitre:

Pas moi - Louisadonna


Beurre de Marrakech - Le Dé


Brivido - Marracash


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Je me sens enfin sur le bon plan d’existence, maintenant. En alignement avec moi-même. Guidée par le destin.

Je continue mon voyage jusqu’à la petite ville la plus proche, et je profite encore d’un magnifique coucher de soleil sur la mer. 

Pour rejoindre la prochaine grande ville, je dois passer par des chemins sur le sable. Sur beaucoup de sections, impossible de pédaler. Je dois descendre et pousser mon vélo. Même si je me suis bien musclée, à essayer de le porter tout le temps, c’est épuisant. Je croise un autre cycliste qui a une roue crevée. Je m’arrête pour lui prêter ma pompe. 

Pendant qu’il regonfle son vélo, il m’explique que plus loin il y a un gros chemin de sable, et que si l’on passe sur la droite on peut l’éviter. “C’est juste à côté d’ici.” 

J’avance un peu et le chemin se sépare en deux. Je prends donc le chemin de droite, comme indiqué. Encore un peu plus loin, une nouvelle intersection. Je réfléchis. Droite, gauche. Et si la personne de tout à l’heure parlait de ce croisement-ci?

Droite, gauche. Mon instinct me dit à droite. A droite, comme indiqué par la personne que j’ai croisée. Mais j’ai envie d’aventure, d’un truc un peu surprenant. Et ce ne sera pas si terrible, de passer sur le sable, si?

Si. C’est terrible. Encore une fois, impossible de pédaler, je dois tirer mon vélo dans le sable. Mais là, ce n’est pas quelques mètres comme les fois précédentes. Le chemin est long. Vraiment long. Je transpire.

Une autre personne en VTT arrive. Il est beaucoup plus rapide que moi, à tirer son vélo sur le sable, parce qu’il n’a pas 20kg de bagages. La cinquantaine, trois dents à tout casser, ou plutôt trois dents toutes cassées. Un VTT orange fluo.

“Hola, necesitas ayuda?” [bonjour, t’as besoin d’aide ?] Non, merci. Je me sens pas trop de me faire aider par des inconnus. “Tienes novio?” [tu as un copain ?]

Ding ding ding. Sonnette red flag qui retentit dans ma tête. Euuuh, oui. “Et pourquoi il est pas avec toi?” Ah, je voulais voyager seule… Il me pose quelques questions sur mon itinéraire, je me détends à nouveau. On pousse nos vélos sur le chemin de sable. Il est long, ce chemin de sable.

Le chemin s’enfonce dans un bosquet, avec des arbustes d’un ou deux mètres de hauteur. L’homme se retourne vers moi. “Tu sais, c’est dangereux ici.” Ah. “Il y a des gens dangereux.” Ah. “Tu peux te faire violer.” AH. Oui. Ding ding ding. Sonnette red flag qui retentit dans ma tête. Plus fort. Je souris, merci de me prévenir. 

Par miracle, le chemin est à nouveau praticable. L’homme remonte sur son vélo. “Je peux te payer un café?” Euuuuh, oui. “Ok, suis moi!” Il commence à s’éloigner, le chemin se sépare en deux. Il prend à gauche. Je monte sur mon vélo, je pars à droite. Le chemin est sinueux, impossible de savoir ce qui m’attend derrière les buissons. J’ai peur. Je pédale de toutes mes forces. 

J’évite toutes les routes principales sur les prochains kilomètres. Vent de face, difficile d’avancer vite. Mais je pédale de toutes mes forces. Je regarde par-dessus mon épaule toutes les trente secondes. J’ai peur.

Et je pédale, et je transpire. Mes jambes brûlent, il ne me reste pas longtemps avant la prochaine ville. Face au vent, pleine d’adrénaline, j’avance. Et je regarde par-dessus mon épaule, à l'affût d’un VTT orange fluo.

Quand je suis partie, j’avais confiance en l’univers. J’étais prête à donner ma confiance à n’importe qui. Mais maintenant, je me rends compte que je dois être prudente.

Parce que je reste une femme seule. Je n’y pensais pas trop avant, parce que je n’avais jamais été vraiment seule. Et je remarque que dans la rue, dans les bars, dans les boîtes, il y a surtout des hommes.

Des hommes partout, dans l’espace public, des hommes qui occupent l’espace. Et même si la plupart des gens que j’ai rencontrés étaient adorables, comme Toni, je sais que je dois toujours rester sur mes gardes. Avec beaucoup d’hommes, j’ai senti que leur gentillesse n’était pas totalement désintéressée. Que si je laissais la porte entrouverte, ils l’enfonceraient à la première occasion. Parce qu’ils savent que je suis une femme seule.

J’arrive enfin à mon hostel. Ici, aucun risque que cet homme me retrouve. J’ai fait une vingtaine de kilomètres aujourd’hui, mais entre les parties sur le sable et mon sprint final, je suis épuisée. 

En allant poser mes affaires dans ma chambre, je passe à côté d’un mec en costume dans la cuisine. Un mec en costume, dans un hostel. Étrange. “Holà” A son accent, je reconnais directement qu’il est français. Salut. “Ah, t’es française?” On commence à discuter. 

J’avais jamais discuté politique avec quelqu’un autant de droite. Très pro-Israël, c’est quand même rare en 2024. Et bien entendu, les habituels, “Vous les femmes, vous voulez l’égalité, mais c’est toujours aux hommes de payer.” Je rigole, sans trop commenter, parce que je n’ai pas l’énergie pour me lancer dans un débat avec quelqu’un comme ça. Et je sens bien que rien de ce que je peux dire ne le fera changer d’avis. En plus, je suis une femme, donc je suis de toute évidence moins intelligente…

D’un coup, la conversation dévie sur l’astrologie. A mon plus grand bonheur, pour aller sur des sujets moins controversés. Ce mec, il est passionné d’astrologie. Il me fait télécharger une application parce que savoir que je suis bélier ascendant vierge, ça ne suffit pas. Non, il faut connaître mes douze maisons. Il commence à déblatérer tout un tas de choses sur mon caractère. Comme depuis le début, je ne peux pas en placer une, la conversation est unilatérale. Je vape en l’écoutant parler.

Son téléphone sonne. Je souffle. Enfin sauvée. “Ce soir je vais boire des bières avec des espagnols qui veulent apprendre le français, tu veux te joindre à nous?” Allez, pourquoi pas. J’ai rien de mieux à faire de toute façon.

Je profite du début de soirée pour me poser un peu dans ma chambre, seule. Lire un livre, prendre une douche, écrire quelques lignes. Seule. Histoire de recharger un peu les batteries avant de ressortir.

En chemin pour le bar, on croise une manifestation pro-Palestine dans la rue. Il cache son pendentif d’étoile de David sous le col de sa chemise. “Ouais, moi je jouais avec les Palestiniens sur la plage cet été! Eux, ils y connaissent rien, ils n'ont jamais mis le pied là-bas, et ils manifestent! On vit vraiment dans un monde de fous!”

Encore une fois, je le laisse me raconter ses histoires sans intervenir. Pas assez d’énergie pour rentrer dans ce débat, d’autant plus qu’il est “expert en politique internationale” et “déjà passé sur BFMTV”, parce qu’il est “expert, quand même, pas comme tous ces gens qui ne comprennent rien.” Oui, oui. Je vois. Je prends la même attitude que quand je discutais avec un ancien collègue anti-vaccins covid, ou quand mon grand-père paternel me raconte pour la trentième fois la même histoire de sa jeunesse. Ah oui papi, c’est fou!

On arrive (enfin!) au bar. Il y a seulement deux espagnoles dans le groupe de discussion, l’une d’entre elles a déjà un bon niveau de français. Mais l’autre sait juste dire bonjour. Et pour discuter en français, ça limite beaucoup les conversations.

On enchaîne les bières, et je parle (en espagnol) avec ma voisine de table qui ne parle pas français. Je lui raconte un peu mon voyage, le village de mon arrière-grand-mère… “Elle vient d’où, ton arrière-grand-mère? Je connais assez bien la région, j’ai grandi ici…” Quand je lui dis le nom du village, elle a l’air surprise. “Mais, mon ancienne voisine venait de ce village aussi! C’était quoi, le nom de famille de ton arrière-grand-mère? Comment tu l’écris? … Mais… C’est le nom de famille de mon ancienne voisine!”

Son ancienne voisine, elle est décédée maintenant, mais elle a encore le numéro de sa fille. On l’appelle, et on lui demande si elle connaît le nom de mon arrière-grand-mère. Elle réfléchit, et oui, c’était sa grand-tante!

Quel hasard. Hasard, destin? Mystère. On rentre se coucher, et je fume un petit joint avant de me coucher. Des joints. Que le soir, et pas tous les soirs. Attention à l’addiction.

Pleine d’énergie après ma rencontre grâce aux étoiles, je profite de cette journée dans une grande ville pour visiter. En rentrant en fin d’après-midi, je croise sur le toit de mon hostel deux personnes qui ont l’air assez sympa. Ils roulent sur la terrasse. Je m’approche, et leur demande, are you rolling a joint by any chance?”

Bon moyen d’engager la conversation. Ils roulaient une cigarette, alors je fume avec eux une clope. On parle, de politique de gauche, de féminisme et de sujets un peu plus passionnants que mes discussions de la veille. 

Je descends dans ma chambre prendre ma weed, et je remonte nous rouler un petit joint. On sort prendre une bière, deux bières, quelques tapas, encore un puis deux joints… La soirée passe à une vitesse folle.

Le lendemain, je leur dis au revoir le cœur lourd et je remonte sur mon vélo. Prochaine grande ville, Málaga. Gros vent de face encore une fois, mais je me sens bien. Libre. Cheveux dans le vent.

En arrivant à Málaga quelques jours plus tard, je choisis au dernier moment un hostel pas trop cher et un peu éloigné du centre-ville. J’arrive en début d’après-midi, alors j’atterris tranquillement et je me pose dans le salon de mon hostel pour lire. Il est encore trop tôt pour pouvoir trouver un restaurant ouvert, ici. Et je n’ai pas trop d’énergie, ni de motivation, pour sortir et faire quelque chose. Alors je lis, seule.

Un homme entre dans le salon et s’installe dans le canapé en face de moi. Comme je m’ennuie un peu et que je suis seule, j’engage la conversation. Il est un peu ennuyant, mais, faute de meilleure compagnie, on discute pendant un moment. Il parle, il parle et il ne s’arrête jamais.

Je travaille beaucoup mon self-control, ce soir. “Oui, là tu voyages à vélo donc tu peux rester mince, mais tu sais quand tu vas rentrer il va falloir que tu fasses attention à ce que tu manges ! Tu vas vite reprendre du poids et pour une femme ce n’est pas trop acceptable.” 

Je m’étonne moi-même de ma poker face, j’esquisse juste un petit sourire gêné sans vraiment répondre. Toutes mes convictions féministes bouillonnent mais je me doute bien que c’est peine perdue d’expliquer à un homme de 40 ans rencontré dans un hostel l’injonction à la beauté de notre société. Et même si je pouvais faire naître un débat en lui, c’est beaucoup trop de temps et d’énergie pour des résultats moins que garantis.

Quand on rentre, il me dit qu’il est fatigué et qu’il va se coucher. Je garde encore ma poker face, même si je suis soulagée. Je reste quelques minutes dans le salon, en espérant croiser quelqu’un un peu plus de mon âge et un peu plus drôle. Calme plat, alors je retourne dans ma chambre.

Je me mets en pyjama, je me glisse sous ma couette. Je ne suis pas très fatiguée, alors je traîne un peu sur mon téléphone. Une fille de ma chambre entre.

“Coucou! J’ai ramené une bouteille de vin, je vais la boire avec un pote. Tu veux venir avec nous ?”

Et voilà que ma soirée sous le signe de l’ennui se transforme en aventure. On sort dans le jardin, bouteille de vin à la main. Ma nouvelle amie s’appelle Chance. Son pote, Leo, est en train de rouler un joint.

Vin, joint, vin. Joint, vin, joint. Au milieu de la nuit, un groupe de vingt italiens à peine majeurs arrivent. Je ne parle pas vraiment italien, ils ne parlent pas anglais ni français. A part l’un d’eux, qui avait appris le français en trois mois cet été pour une amoureuse.

On commence à parler d’Amour. Et Leo a une très belle histoire d’amour à nous raconter.

Il nous parle de la fille qu’il aime, il nous montre les lettres qu’ils se sont écrites. Je pourrais retranscrire son histoire, mais tout est raconté d’une façon tellement douce, tellement pure, que je ne réussirai pas à lui rendre hommage. Leo est amoureux d’une fille, cette fille est amoureuse de lui, et leur amour est beau et poétique. Cette fille, elle aimerait être sœur dans un couvent, et elle ne sait plus comment concilier son amour pour Leo et son amour de Dieu. 

Une onde de tristesse passe dans les yeux de Leo quand il termine son histoire. “Mais bon, c’est la vie. Moi, je veux juste suivre mon cœur, peu importe où ça me mène. Je sais que je ne prends pas toujours les meilleures décisions, ou du moins pas les décisions les plus raisonnées, mais je suis heureux parce que je sais que j’ai fait exactement ce que je voulais faire au moment où je voulais le faire. Suivre son cœur. C’est pas toujours facile, et ça fait très peur. J’ai déménagé dans un autre pays, où je ne parle même pas la langue, sans travail ni amis, tout ça pour suivre mon cœur. Pour une histoire qui ne fonctionnera peut-être même pas. Et pourtant, je suis heureux, parce que je sais que j’ai écouté mes désirs! Par dessus tout, je veux vivre ma vie pour laisser un sourire dans le cœur des gens.”

Il est presque six heures du matin. Un dernier petit joint, et on va se coucher.

Le lendemain, Chance s’en va et je passe la journée avec Leo. On s’entend très bien. Il a fait le chemin de Compostelle plusieurs fois, alors il a plein de choses à raconter. Son sourire le suit partout. Mais Leo, il fume beaucoup de joints. Alors moi aussi, je fume beaucoup de joints.

Pendant trois jours, on commence à fumer à 18h, et on enchaîne jusqu’à 4h du matin. Mon esprit s’embrume, je n’ai plus envie de partir, je n’ai plus envie de bouger. J’aimerais prendre l’apéro encore quelques soirs, quelques semaines, dans ce trou d’herbe hors du temps.

Je sais que je ne peux pas rester ici. Je dois partir, ma soif d’aventure m’appelle à travers la brume. Le cœur lourd, je dis au revoir à Leo, et je lui promets de lui écrire souvent. Le matin de mon départ, il me tend une lettre, “en souvenir”. Je ne la lis pas tout de suite, parce que je suis déjà trop émue de m’en aller, et je sais qu’un rien me pousserait à rester.

Ça fait quelques jours que j’ai repris la route, et quelques jours que je n’ai pas fumé de joint. J’avais besoin d’une petite pause pour retrouver un peu de clarté. Maintenant que tout va mieux, je sors mon herbe et commence à rouler, en lisant la lettre de Leo.

Chère Anaïs,

 

  

J’espère que ces mots te parviendront au meilleur moment. Depuis que je t’ai rencontrée, j’ai eu la chance d’entrevoir une partie de ton âme merveilleuse à travers ces deux yeux qui brillent de sensibilité et de beauté. C’est comme si le monde qui t’entoure s’arrêtait pour admirer ton essence.

Je suis profondément impressionné par ta sensibilité et ta beauté d’âme, qui transparaissent clairement dans ton regard sincère et profond. Il est rare de trouver quelqu’un avec une telle capacité à transmettre des émotions aussi intenses avec un regard.

Je suis convaincu que tes qualités sont un trésor précieux à conserver jalousement et j’ai hâte de voir comment tu les feras rayonner dans le monde une fois que tu auras pris pleinement conscience de toi-même.

Ce sera un moment magique où tu te sentiras prête à t’exprimer pleinement et à partager ta lumière avec les autres.


Je te souhaite le meilleur pour ton voyage, qu’il soit plein de joie, de succès et d’épanouissement.

Puisses-tu toujours suivre ton cœur et trouver le bonheur à chaque pas que tu fais.

 

Avec affection et estime,


Leo

J’essuie mes larmes, et je m’envole avec la fumée. J’espère pouvoir déclencher mon ouragan, un jour. Demain, je dois reprendre la route. Il y a quelques 1600 m de dénivelé, et la météo prédit beaucoup de vent et beaucoup de pluie.

J’hésite. Je sais qu’avec mon poids, avec mes bagages, le vent et la pluie risquent d’être dangereux. Surtout dans les descentes.

J’ai adoré ce voyage, mais il me reste cinq jours, et j’ai prévu de passer les trois derniers à Sevilla. Est-ce que je veux vraiment risquer de me blesser, de tomber, de tout casser, pour deux jours de vélo? En plus je déteste les descentes.

Alors je me dis que je devrais arrêter le vélo et aller à Sevilla en train. J’hésite. 

Je ne veux pas vivre un échec. Mais est-ce que privilégier ma sécurité, c’est un échec? Je suis venue ici pour profiter à fond, alors je ne vais pas faire quelque chose que je ne sens pas. Je n’ai pas besoin de vivre ça comme un échec. Et même si c’est un échec, j’ai quand même fait 1 500 km et je devrais être fière de moi!

J’achète mon ticket de train. Ronda-Sevilla.

Depuis que j’ai quitté Málaga, Leo m’appelle tous les jours. Je suis heureuse d’avoir pu nouer une vraie amitié, grâce à mes étoiles bien alignées. Je réserve un bus pour retourner à Málaga le lendemain. Je resterai une journée, mais au moins je pourrais revoir Leo et lui dire au revoir.

En sortant fumer dans la cour de mon hostel, je croise le regard d’une fille qui sort de la laverie. Elle a l’air un peu perdue. “Hey, do you know how laundry works? I can’t start the washing machine…” 

Je l’aide à lancer sa machine, puis on sort fumer ensemble. Jess, une allemande. Encore une fois, il ne nous faut pas longtemps pour parler de choses profondes, de nous, de nos vies. Je crois que c’est ça qui me fait autant vibrer, dans ce voyage.

Déballer mes secrets les plus intimes à des inconnus. De toute façon, je ne les reverrai sûrement jamais. Alors il n’y a pas de jugement, on est tou.te.s les deux seul.e.s, sans personne à qui parler, en manque de profondeur. Et on trouve ce réconfort ensemble, en créant un vrai lien qui ne durera pas.

Jess, elle non plus, n’a pas de souvenirs de son enfance. Je lui parle beaucoup de mon parcours récent, dans la brume. Avec des bribes de souvenirs, qui vont et viennent. Je vois en elle la personne que j’étais quelques années plus tôt, et je me dis que si je pouvais l’aider, ce serait bien.

En rentrant, on tombe sur un groupe de trois français qui jouent aux cartes avec une anglaise. J’entame la conversation, en français, c’est plus simple, et on commence à jouer au président tous les six. J’ai un peu fumé, je me sens bien.

Le lendemain, mon nouveau groupe me propose de sortir. Mais moi, j’ai mon bus pour Málaga. Je les rejoindrai le jour suivant, pour notre dernière soirée à Sevilla. Maintenant, Leo m’attend.

Dans le bus, je pense. Je pense à Jess. Jess et ses souvenirs. Ou plutôt, Jess dans la brume. Et moi, dans la brume. Toutes les deux, en errant sans trop savoir où ni pourquoi. En quête de notre enfant intérieur. Cet enfant intérieur, qui obsède mes pensées depuis mon départ. 

Cet enfant au fond de moi, qui essaie de se débattre, qui veut crier, mais qu'on plaque au sol et qui est incapable de faire quoi que ce soit. Cet enfant me rend triste, j'aimerais pouvoir le libérer. A chaque fois que j'y pense, j'ai juste envie de pleurer. Je ressens cette panique, cette peur d'être immobilisée. Et cette résignation devant ma propre impuissance.

Mais maintenant je suis forte. Je suis plus forte que je ne l'ai jamais été. Je peux frapper, courir, crier. Je suis libre. Peu importe ce qu'ils disent sur le free spirit, tout ce qui compte c'est comment moi je le définis. J'ai cette énergie, cette rage qui bout en moi, et je vais la libérer à ma manière. 

Je vais libérer cet enfant. Lui dire que tout va bien maintenant. Qu'on est capable de faire ce qu'on veut. De dire ce qu'on veut. Qu'on ne doit pas rester dans des cases, sans faire de bruit. Fais entendre et résonner ta voix. 

Bien sûr, tu vas faire des erreurs. Tu peux blesser des gens, te blesser toi-même. Tu vas parfois prendre le mauvais chemin. Mais tant que tu restes fidèle à qui tu es, les étoiles resteront alignées. 

En arrivant à Málaga, Leo m’attendait à la gare. En arrivant chez lui, je rencontre son coloc, Alessandro. Un autre italien, un italien avec de beaux yeux bleus. Un italien qui ne parle pas anglais, et qui ne sait pas parler lentement en espagnol. Difficile de communiquer.

Je me pose sur le lit de Leo. “Tu sais, Alessandro, il est un peu shady. La dernière fois, on était posés dans sa chambre à discuter, je fumais un joint, et il s’est fait une trace de C… Un mercredi soir, en semaine, tranquille.”

Ah ouais, on a pas tous le même rapport à la drogue j’imagine. On lance un film, allongés sur le lit de Leo. Il me caresse la joue. Tu sais, Leo, j’ai pas envie qu’on fasse quelque chose et qu’on regrette. J’ai un peu peur. Je t’adore, et je veux pas perdre notre amitié. “Mais tu penses que ça va changer quelque chose à notre amitié? On est tous les deux adultes, non?”

C’est vrai. C’est pas parce qu’on a couché ensemble qu’on ne peut pas être amis. On est tous les deux capables de séparer les deux. Alors, je l’embrasse.

Comme la dernière fois à Málaga, c’est joint, joint, bar, club, joint, joint. Le trou noir, ou plutôt vert, de l’apéro. Enfin je crois que l’Espagne, en général, c’est le trou noir de l’apéro. Il y a toujours des occasions de boire, de fumer, de faire la fête.

On rentre tard, on fume un joint avec Alessandro. On ne parle pas beaucoup parce qu’on a du mal à se comprendre, mais il me fait rire. Ça a l’air d’être un bon partenaire d’apéro.

Je suis triste de dire au revoir à Leo. J’avais trouvé un vrai ami. Quelqu’un qui a trouvé certaines des réponses que je cherchais dans ce voyage. Savoir s’aimer soi-même, savoir s’apprécier à sa juste valeur. Être bien avec soi, tout simplement.

En arrivant à Sevilla, je retrouve Jess et les autres. On reprend l’apéro ensemble, on fume quelques joints. Je suis sur mon petit nuage de fumée.

Pour se dire au revoir, on prend un brunch ensemble le lendemain matin. Quelqu’un demande notre meilleur souvenir du week-end. Je sais quoi dire, mais je ne réponds pas. Non, j’ai pas de meilleur souvenir… Enfin… Il y a peut-être un truc, on verra plus tard...

Quand il est l’heure pour moi de partir, je me lève et je dis au revoir à tout le monde. Je fais un pas en direction de la porte, puis je me retourne. Les regards sont fixés sur moi. Silence. 

Avant de partir, je voulais juste vous dire… Mon meilleur souvenir du week-end, c’était la levrette à Málaga.

Les bouches s’ouvrent, tout le monde est surpris. Silence. Je me retourne, je commence à partir, et j’entends d’un coup les “woooooh”, les “whaaaaat”, et les éclats de rire. Et je m’en vais sans même jeter un regard par-dessus mon épaule, contente de ma sortie fracassante. De toute façon, on ne se reverra sûrement jamais. Je devrais peut-être me mettre au stand-up.

Sur le chemin du retour, je pense à Jess et je lui envoie un petit texte que j’ai écrit, dans le bus.

I can feel the little kid inside of me,

Screaming and crying,

Crying so much that there aren't any tears left.

Screaming so much that your voice can't come out.

 

Just wanting to be heard, but no one can hear you.

Just wanting to feel safe, but no one will protect you.

 

Because when you are the one trying to care for others, who is left to take care of you?

Who will take you into their arms and tell you everything is ok?

 

Me, maybe. When I'm older and strong enough.

 

But for now I can only watch you from a distance,

And hope one day we can finally be reunited.





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