Chapitre 1 - La vida loca
Les chansons du chapitre:
J'me tire - GIMS
Sur ma route - Black M
Pierre, feuille, papiers, ciseaux - Columbine
retour à la sélection du chapitre
La veille de mon départ. Le grand départ. J’attends ce moment avec impatience depuis trois mois. Tout est prêt, et en même temps, rien n’est prêt. J’ai mes billets de train aller-retour, mon hostel pour ma première nuit à Madrid. Un village que je veux visiter. Et tout le reste, c’est free spirit.
Je pars avec un plan, et je veux m’en tenir au plan - le plan, c’est pas de plan. Je veux pouvoir saisir toutes les opportunités qui arrivent à moi, faire ce dont j’ai envie sur le moment, et uniquement ce dont j’ai envie.
Pour officialiser tout ça, Aurélien m’emmène au restaurant. On a une longue discussion, face à face, que je pourrais résumer par, “Anaïs, arrête de pécho n’importe qui.” En soi, il n’a pas tort. Cette dernière année, comme en témoigne 25 be like oh shit, a été riche en aventures. Peut-être parfois un peu trop riche, où la quantité surpassait la qualité.
Aussi, il faudrait que j’arrête de fumer. Bon, Aurélien, chaque chose en son temps et surtout chacun ses choix. J’aime la weed, ça me calme, ça me pose, et je ne fume que le soir - et pas tous les soirs. Ça n’a pas vraiment d’emprise sur ma vie, enfin je crois. Alors je peux me laisser quelques petites folies. Et puis de toute façon, je n’en ramène pas avec moi.
“Tu es prête pour demain?”
Aïe. La question qu’il ne fallait pas poser. L’angoisse monte. Non. J’ai peur. Je me mets à pleurer. Aurélien, je me chie dessus, je suis pas du tout capable de faire ça. De partir, loin de toi, de Julia, de quitter mes amis… J’avais une vie trop confortable, à Genève, pourquoi j’abandonne tout ça ?
Parce que cette vie ne me correspondait pas, probablement. Parce que ce n’était pas moi. Je pars en quête de moi-même, et ça fait peur. Et j’ai cette ombre de mon passé, qui me hante. Est-ce que je risque d’avoir de nouveaux souvenirs? Comment je vais pouvoir gérer ça, seule?
Aurélien me rassure, me prend dans ses bras. Une fois que je serai partie, tout se passera bien. Je dois rester prudente, mais aussi profiter de ce moment.
Avant d’aller dormir, je fume un dernier joint, dernier avant un long moment. Un mois et demi, seule, dans un autre pays, sans potes, sans weed. J’ai peur.
Le réveil est difficile, je prends mon train pour Madrid. Je n’avais pas vraiment anticipé l’angoisse de devoir transporter un vélo démonté dans le train. Il me manque des mains et des bras pour porter mes quatre sacoches, mon vélo dans sa housse et mon sac à dos. Je transpire, je panique, j’ai peur. Mais tout va bien. Ce serait mentir que de dire que c’est simple. Mais tout va bien. On trouve toujours des solutions, finalement.
Une fois arrivée à Madrid, je suis un peu submergée par l’ensemble des possibilités qui s’offrent à moi. Je peux faire ce que je veux, sans devoir faire de compromis avec personne. Manger ce que je veux, aller où je veux. D’ailleurs, qu’est-ce que je veux? Je ne peux pas laisser quelqu’un décider à ma place, maintenant. J’essaie de suivre mon instinct, mais j’ai peur. Peur de me tromper.
La première journée de vélo est difficile. Pédaler, c’est fatiguant. Les routes ne sont pas forcément très agréables. Il fait froid. Je regrette un peu d’être partie, d’avoir quitté le confort de ma vie d’avant.
Quand je pédale, je me sens seule au monde. Pendant six heures par jour, je suis ma propre compagnie. Et je ne suis pas sûre de bien aimer passer du temps avec moi-même. A cause de mon souvenir du mois dernier, beaucoup de questions se bousculent dans ma tête. Je repense constamment à cette image, à ce qu’elle peut vouloir dire.
Je veux faire du camping sauvage, mais c’est compliqué. J’ai peur. Je ne sais pas trop où mettre ma tente. Il fait presque nuit, j’aperçois une église sur une petite colline, entourée par des arbres. Personne dans les parages, alors je monte ma tente, un peu à l’écart. Je fume sur une vape, pour pouvoir supporter le manque de weed. Je vape, je mange des nouilles instantanées faites au réchaud, et je regarde les étoiles. Le ciel est clair, sans un nuage. Il fait froid, mais je profite de cet instant, seule. La fumée de ma vape, la condensation de mon souffle chaud dans ce mois de février. Mais je suis là, seule. Au milieu de nulle part, avec rien à faire.
Enfin, c’est pas comme si je voulais faire quelque chose. Il est 22h30, entre monter ma tente et préparer mon repas, je n’ai pas vraiment eu le temps de me poser. Je lis un peu, emmitouflée dans mon duvet, et je trouve tant bien que mal le sommeil.
6h30, le réveil sonne. J’ai mal dormi. Il faisait froid cette nuit, il y a du vent aujourd’hui. Quand je finis de tout ranger et que je me remets en selle, je commence à regretter. Le vent de face m’empêche d’avancer. Je n’étais peut-être pas prête à affronter tout ça. Pas prête à me mettre en difficulté.
J’essaie toujours de me mettre en difficulté, pour me prouver que je suis forte. Mais pourquoi ce besoin de me prouver quoi que ce soit? Je devrais juste apprécier ma situation sans essayer de sortir de ma zone de confort. Encore un mois et demi. Un mois et demi de difficulté, et ensuite je retournerai à ma vie normale.
Encore un mois et demi. Je devrais peut-être faire demi-tour, rentrer à Madrid et reprendre un train pour Lyon. Mais je viens tout juste d’arriver en Espagne. Je me laisse encore un peu de temps. Et si ça ne va toujours pas, alors je pourrais abandonner. Même si je déteste l’échec. Parfois, il faut savoir quand s’arrêter.
Je m’arrête dans un petit village pour manger, au milieu de la campagne espagnole. J’attache mon vélo devant un restaurant, quand je suis accostée par un vieux monsieur. Il commence à me parler, beaucoup trop vite pour mon espagnol abandonné il y a dix ans à la fin du lycée, mais je comprends plus ou moins qu’il veut savoir ce que je fais là. Alors je lui explique que je voyage, seule. “¿Sola?” Si, sola. Il est impressionné et me propose de me payer un café. Le barman reste silencieux, il me regarde d’un œil suspect. Une fille seule, jeune et qui voyage à vélo, il ne doit pas en voir souvent.
Je commande aussi à manger, et le vieux monsieur s’assoit en face de moi. Il continue à me baragouiner tout un tas de choses que je ne comprends pas, quand il s’arrête au milieu de sa phrase. Il me regarde, fixement, et m’attrape la main. “No sé quien soy. ¿Entiendes? No sé quien soy.”
Je suis surprise. Je prends quelques instants pour réfléchir, puis je le regarde, moi aussi, droit dans les yeux. Moi non plus, je ne sais pas qui je suis. C’est pour ça que je voyage, je crois. “Tu as 20 ans, tu as le temps… Le temps de savoir… moi, j’en ai 80… à mon âge, je vais juste mourir et je n’aurais jamais su. Qui je suis.”
Puis il se lève, et va se commander un verre de vin. Il me regarde, s’éclipse une minute, et revient avec une balle rebondissante. Il me la donne, “en souvenir”. Grande question. Qui suis-je. Est-ce que moi, je trouverai la réponse, un jour? Est-ce que je trouverai la réponse dans ce voyage?
Le barman surveille notre conversation, l’air distant. Je discute un peu avec les autres habitués du bar, je leur raconte que je voyage seule, que j’irai camper dehors cette nuit. Au moment de partir, le barman s’approche de moi. “Tu sais, si tu veux rester dormir ici ce soir, j’ai une chambre en plus. Et je ne te ferai pas payer, ne t’inquiètes pas. Ça ne doit pas être agréable, de dormir dehors.”
Je ne sais pas trop pourquoi, mais son attitude de barman cliché, à tout observer sans rien dire, m’a mise en confiance. J’ai l’impression que je ne risquerai rien si je restais ici, avec lui. Il a un peu une vibe de grand frère protecteur. Mais je dois avancer, et ne pas rester bloquée dans le premier village que je traverse, alors je le remercie chaudement et je repars sur mon vélo.
Ce soir, il risque de pleuvoir, alors je décide de m’arrêter dans la ville la plus proche. Comme tous les hostels les moins chers sont fermés, je prends un hôtel en centre-ville. Je rentre dans ma chambre, mouillée par la pluie qui venait de commencer, et je me pose enfin. Dans un vrai lit.
Je ne m’étais pas habituée à l'inconfort de mon matelas sur le sol. Une vraie couette, je n’aurai pas froid cette nuit, au moins. Je prends une petite douche bien méritée, j’enfile des vêtements propres et je m’apprête à sortir. Vu que je suis dans une ville, autant en profiter pour manger dehors et visiter un peu.
En ouvrant la porte de l’hôtel, je remarque une grande scène à quelques mètres de moi. “Capital del carnaval”. Plein de gens sont attroupés à une rue d’ici, alors je m’approche pour voir ce qu’il s’y trame.
Des gens, déguisés. Des adultes, des personnes âgées, des enfants… Des vieilles sorcières qui distribuent des œufs… Je demande tant bien que mal, en espagnol, à la dame à côté de moi de quelle fête il s’agit. “Cette semaine, c’est le carnaval dans tout le pays! Et cette ville, c’est la capitale du carnaval!”
Je m’amuse un peu en regardant ces gens défiler, puis je décide d’aller prendre une bière. Et si je tentais de rencontrer des gens, vu que je suis seule, dans un pays que je ne connais pas?
Ma bière dans la main, je remarque un groupe de gens, qui ont une vibe de darons, un peu, qui doivent avoir la trentaine. Un groupe où je pourrais me sentir en sécurité. Je m’approche et leur demande quelle est l’origine de cette fête pour entamer la conversation. Ils me disent qu’ils ne savent pas et que c’est juste une raison pour prendre l’apéro.
Quelques heures plus tard, on est en boîte avec mes nouveaux amis et ils m’invitent à les revoir le lendemain. Ils sortent fumer une clope, je fume avec eux, et je leur dis que ça me manque, quand même, de fumer de la weed. L’un d’entre eux se retourne. “Mais moi, tous mes collègues en font pousser! Donne-moi ton numéro et je leur dis de t’envoyer un message demain.”
Je vais me coucher complètement saoule, en décidant de rester un jour de plus dans cette ville de l’apéro.
Je profite de cette journée tranquille pour visiter la ville à pied, elle est toute petite et j’en ai déjà fait trois fois le tour alors qu’il est à peine midi. Je vais manger au restau, seule. Ça ne me dérange plus trop, de manger seule au restaurant. Au début, je trouvais ça un peu gênant, c’est assez rare finalement, les gens qui mangent seuls au restaurant. Mais là, je peux faire ce que je veux. Regarder mon téléphone, lire un livre, commander un plat au hasard sans réfléchir. Mon téléphone sonne. “Je suis un ami de Carlos, il m’a dit que tu veux acheter de quoi fumer”
Me voilà à acheter de la weed en espagnol. Je demande 20 balles, en France c’est à peu près 2g, ce que je dois consommer en un mois… Ça me tiendra tout le voyage, comme ça.
Le dealer arrive et je lui tends l’argent discrètement par la fenêtre de sa voiture. En échange, il me tend un grand paquet. Grand, genre 10g. Au moins. Panique. Non mais j’ai pas besoin de tout ça… “Si, si, vas-y”
Et me voilà, avec toute mon herbe, à essayer de la camoufler comme je peux au fond d’un sachet hermétique pour éviter d’embaumer toute ma chambre d’hôtel. Je ressors boire des verres avec mes nouveaux amis, ce soir. Et fumer un petit joint.
Cette herbe est un peu différente de celle dont j’ai d’habitude. Elle est très… relaxante. Elle me donne juste envie de me poser et de dormir profondément. Je commence à comprendre la différence entre sativa et indica.
Mes nouveaux potes me posent des questions sur mon itinéraire. Je leur ai dit que je voyageais à vélo, ils étaient super impressionnés. Oh, je sais pas trop où je vais en fait… Vous auriez quoi à me conseiller?
A l’unanimité, ils me répondent tous, “Valencia”. Ça tombe bien, c’est à 250 km d’ici, je devrais pouvoir le faire en trois jours. Ils me proposent de rester encore un jour de plus, demain c’est vendredi et ce sera le moment où la fête sera la plus folle.
Même si j’en ai envie, je ne veux pas me faire aspirer par le trou noir de l’apéro. Je suis venue ici pour faire un voyage introspectif et arpenter la Voie de la Solitude, c’est pas pour rester bloquée après deux jours de pédalage.
Je brave donc la pluie le lendemain matin pour continuer mon chemin. Sur ma route, oui, il y a eu du doute, oui… Je me mets à chanter à voix haute, ça rompt avec le silence de la campagne espagnole. Très vite, j’enlève mon pantalon de pluie. Ça se calme, et la pluie ne mouille pas vraiment. Je jette un coup d'œil à mon GPS, direction Valencia…
Vent dans le dos, malgré le poids de mon vélo, j’avance toute seule à une vitesse phénoménale. Si bien qu’il est seulement 14h quand j’arrive dans la ville suivante, 80 km plus loin. Je me pose pour manger, et je décide de prendre un hostel pour passer la soirée dans la ville.
Comme une impression de déjà vu, l’histoire qui se répète… Le carnaval, une bière, des nouveaux potes, une boîte de nuit, deux boîtes de nuit, des clopes, un joint… Mes copains m’offrent une pokéball en plastique. Je la garde, avec la balle rebondissante du village d’avant, “en souvenir”. Mais il est déjà trois heures du matin et je dois enchaîner sur 80 km demain. Encore un petit joint, et je vais me coucher…
Le réveil est difficile. J’ai dormi quatre heures, je suis fatiguée. Mais bon, pas le choix que d’avancer, alors je me remets en selle. La journée démarre avec un vent de face et la traversée d’un tunnel sombre, pas vraiment de quoi faire rêver.
J’arrive sur un chemin de boue. Je donne quelques coups de pédale, mais la boue se coince dans mon dérailleur avant, entre mes roues et le cadre de mon vélo. D’ailleurs, mon vélo est trop lourd pour que je puisse le porter, alors je le tire tant bien que mal sur les cinquante mètres qui me séparent de la route. Trente minutes. Trente minutes pour cinquante mètres. Il est 13h, je suis à une heure de vélo du restaurant le plus proche, perdue au milieu de nulle part. Epuisée, je remonte en selle après avoir nettoyé la boue. Et au premier coup de pédale, ma chaîne se coince.
Je descends et j’étudie le problème. Je suis obligée de démonter le dérailleur avant. J’ai froid, je suis seule, il y a du vent. Et je suis au milieu de nulle part. J’envoie un message à Aurélien, en pleurant. Je suis démotivée. J’ai juste envie de rentrer. De tout laisser en plan et de revenir à la maison. “Mais Anaïs, tu sais le faire, démonter et remonter ton dérailleur, non?” Oui, je l’ai déjà fait. “Alors fais-le.” Certes, c’était pas compliqué. Je m’abrite du vent, j’enlève les sacoches de mon vélo, et je répare le tout en moins d’une demi-heure.
J’arrive dans le restaurant le plus proche à 16h30. On est en Espagne, on mange tard ici, mais ils s’apprêtent à fermer. Devant mon désarroi et mon espagnol approximatif, la serveuse a pitié de moi et prend quand même ma commande.
Vu tout le retard que j’ai pris, je ne sais pas trop où dormir ce soir. En tout cas, ce sera forcément du camping sauvage, aucune ville à l’horizon. Je continue à pédaler un peu, quand j’arrive dans un petit bois, à un endroit qui s’appelle “La route des étoiles”.
Une vue magnifique sur les montagnes. Un petit bout d’herbe, en contrebas, à l’abri des regards et parfait pour passer la nuit. Je monte ma tente, la nuit tombe.
Le ciel est clair, aucune lumière à l’horizon. Les étoiles sont magnifiques, l’endroit porte bien son nom. Je reste quelques dizaines de minutes, assise, avec ma vape, à observer le ciel. Je réfléchis à toutes ces choses qui occupent mon esprit. Je veux essayer de me concentrer sur les choses positives maintenant, les choses qui sont sous mon contrôle. Je ne peux pas anticiper le futur, ni débloquer le passé, alors il ne me reste que le présent. Moi, seule, sous le ciel étoilé.
Mais les nuages arrivent, le vent se lève et j’ai froid. Alors je vais me coucher. J’ai le sommeil léger, je suis à l'affût du moindre bruit qui pourrait rappeler des pas. J’ai un petit couteau dans ma poche, au cas où.
Au moment de sombrer, un visage apparaît dans mon esprit. La peur, l’angoisse. Et des visages qui défilent derrière mes yeux. Des visages, que je ne connais pas. Des visages, détaillés, qui défilent. Des inconnus qui apparaissent dans ma tête. Je suis épuisée. J’ouvre les yeux. Ces bruits, dehors… le vent, ou des pas? J’ai peur. J’ai peur.
Je me réveille tôt, ce matin. J’ai beaucoup de route jusqu’à Valencia. Je range mes affaires, et je repense à mes cauchemars.
Je ne me souviens pas des visages. Je me souviens avoir vu quelque chose, dans ma tête, mais je serai incapable de dessiner ce que j’ai vu. Alors j’essaie de ne pas y penser, et de me focaliser sur le positif. Sur l’instant présent.
Je profite à fond des paysages qui défilent. C’est la journée la plus compliquée, physiquement, parce que je traverse plein de montagnes. Mais c’est aussi la journée où les vues sont les plus belles. Je ne prends pas beaucoup de photos, parce que j’ai envie d’avancer, et je préfère garder ces souvenirs pour moi, et juste pour moi, même s’ils disparaîtront un jour. Un début, un milieu, une fin. Je ressens le vent sur mon visage, et je crie, seule, au milieu des montagnes. Mon cri résonne.
J’ai l’impression de me libérer un peu plus. Tout est difficile aujourd’hui, un très fort vent dans les descentes menace de me faire tomber, j’ai jamais fait autant de kilomètres en une seule sortie… Et pourtant, j’apprécie vraiment ce que je suis en train de faire. Les paysages sont tellement beaux. Et je me dis que moi, Anaïs, je suis capable de pédaler autant.
A quelques kilomètres de Valencia, je traverse des champs de clémentiniers. Je n’ai jamais rien volé dans ma vie, à part un briquet qui avait été oublié sur une table, mais aujourd’hui, je vais faire une exception. J’ai bien mérité une petite clémentine.
Je la cueille directement sur l’arbre, et je commence à l’éplucher. Cette légère angoisse d’avoir “volé” quelque chose, et le fait de la manger directement après l’avoir récoltée, me fait ressentir une petite excitation. Mais il fait bientôt nuit, et je ne peux pas m’éterniser, alors je décide de remonter sur mon vélo, et de la manger sur la route.
Au moment de poser le dernier quartier dans ma bouche, je passe sur une racine et je le fais tomber par terre. Un coup du karma, peut-être.
J’arrive à mon hostel et je prends une douche, épuisée. Je sors fumer un joint. A côté de moi, une fille roule une cigarette. On se regarde, on se sourit. “Hey, what’s your name?”
On commence à discuter. Au bout de quelques minutes, sans trop savoir pourquoi, on se retrouve à parler de notre enfance. A l’opposé de moi, elle se souvient de toute son enfance en détail.
Elle se souvient de sa mère, qui allait en festival et la laissait avec son frère et sa sœur dans la voiture, sur le parking, toute la nuit. Elle se souvient d’être partie de chez elle à 15 ans, et d’avoir vécu chez ses potes. D’avoir travaillé toute sa jeunesse pour gagner un peu d’argent et pouvoir enfin louer un petit appartement quand elle avait 17 ans. Elle se souvient d’avoir été agressée.
Le lendemain, on passe la journée ensemble. Je me sens bien avec elle. J’ai l’impression d’avoir trouvé quelqu’un qui comprenne ma situation. Même si nos vécus sont différents, le point commun “enfance dysfonctionnelle et mère négligente” nous rapproche beaucoup.
Au moment de nous quitter, je lui donne un peu de weed. Pour la suite de son voyage, “en souvenir”.
Je reprends la route, sur mon vélo. Encore pleine de doutes, de peur et d’appréhension. Mais maintenant, je commence à apprécier la solitude. Je me sentais seule, seule dans la brume de mes souvenirs. Mais j’ai maintenant l’impression de ne plus être seule, dans cette brume. Que d’autres errent sans trop savoir pourquoi, un peu comme moi.
Plus les journées passent, et plus je commence à prendre en assurance. Maintenant, plus besoin de réfléchir pendant des heures à ce que j’ai envie de faire, je fais juste ce que mon instinct me dit de faire. Et je suis satisfaite de tout ce qui m’arrive.
Je continue à beaucoup penser, ou plutôt parler, quand je suis à vélo. Ça m’aide à ralentir le flux d’idées qui me traversent la tête, et à vraiment poser des mots sur tout ce que je ressens. Ça me permet de verbaliser toutes les choses positives et belles que je traverse, et de relativiser sur les problèmes que je rencontre.
Ça fait quelques nuits que j’alterne, entre les campings et les hostels. J’avais un peu d’appréhension de faire à nouveau du camping sauvage. A cause de mes cauchemars. Mais là, je me sens un peu mieux. Un peu plus confiante. Je m’arrête dans un petit bois, je monte ma tente.
Mais au moment de m’endormir, encore une fois, ces visages qui défilent dans ma tête. Ces visages si détaillés.
C’est décidé, plus de camping sauvage pour moi. J’envoie quand même un message à Marc, au cas où. Il a fait beaucoup de voyages à vélo, alors il a peut-être des conseils pour se sentir plus en sécurité.
Je me sens en paix, avec Marc, maintenant que je suis partie. Ces questions dans ma tête, sur mon passé, me font relativiser. Toutes ces histoires, c’est un peu dérisoire comparé à mon errance dans la brume.
Il est froid. Fermé. Il me donne quelques applis pour trouver des spots de bivouac, mais il ne prend pas de mes nouvelles. Il me dit d’aller sonner chez des maisons sympas pour demander aux gens de m'accueillir dans leur jardin, mais il a du mal à comprendre que ça me fasse peur. Je suis jeune, je suis une femme, et je suis seule. Je ne sais pas sur qui je pourrais tomber.
A mon retour en France, dans un mois, on retournera tous les deux au tournoi de volley pendant lequel on s’est vraiment rencontrés l’année dernière. Ce fameux tournoi, où il m’a fait le câlin qui a changé ma vie.
Un peu d’angoisse, de le revoir dans ce cadre. Peur de sombrer à nouveau. Parce que je sais que là, je suis vulnérable. Matrixée par tous ces souvenirs qui reviennent me hanter.
Quand je pédale, je pense souvent à la brume de mes souvenirs. Je ne sais pas vraiment quand elle se dissipera, et si jamais elle se lève soudain, alors il n’y aura qu’Anaïs, perdue au milieu des montagnes et du désert espagnol. Personne d’autre pour m’aider, me soutenir dans la lutte contre ces démons qui sont, pour l’instant, un peu plus forts que moi.
J’ai cette impression d’être complètement folle, aussi. De ne plus savoir distinguer la réalité. Est-ce que ces images qui me reviennent sont réelles, est-ce que c’est juste le fruit de mon imagination? Est-ce que je peux me faire confiance, faire confiance à ma mémoire? Et si mon ressentiment pour ma famille maternelle était infondé? Et s’ils avaient toujours été gentils avec moi, et si j’inventais des choses? Et si… Et si…
Pour me changer les idées, aujourd’hui, en plein mois de février, je vais me baigner. Depuis que je suis sur la côte, je suis toujours en t-shirt et en short. Il fait 25°C, j’ai les pieds dans l’eau, et mes potes sont au ski. Sur la côte, il fait toujours beau. Les jours se succèdent, les paysages défilent, et j’avance seule sous le soleil.
Mais je fume. Presque tous les soirs, je fume. Cette herbe trop douce, pas très forte, mais bien relaxante.
Ma weed, c’est un peu ma relation toxique. Je pensais me libérer pendant le voyage, mais finalement elle est toujours là, près de moi. Avec elle, je me sens bien, je lâche prise. Et en même temps, est-ce que j’ai vraiment besoin de me lâcher tous les deux jours ?
Pour l’instant, tout va bien, ça reste sous contrôle et je pense qu’elle m’apporte plus de positif que de négatif. Mais je ne sais pas trop si je suis capable de me séparer d’elle.
Quand je suis seule, sur la plage, à regarder le soleil se coucher sur la mer, j’écris un petit poème.
Ils parlent d'enfants terribles, enfants sauvages
Pourtant toi au fond tu sais pas qui t'es
T'as beau essayer de tourner la page
Souvenirs vont finir par te rattraper
Tu croyais les avoir bien enterrés
Et bien tassés, pour pas qu'ils prennent de place
Sans le savoir tu t'es mis à creuser
Vers tous ces visages qui refont surface
Ton esprit libre te permet d'avancer
Et t'aide à porter le poids du passé
Mais ya des jours où tu sais plus quoi faire
Tous les matins quand le réveil sonne
Ya encore cette petite voix qui résonne
Et qui dit, arrête tes dingueries frère.
Ce matin, je ne suis pas très motivée pour pédaler. Je prends mon vélo et je longe la plage, à la recherche d’un café pour petit-déjeuner.
Je m’arrête devant ce café, un peu par hasard. Sur la terrasse, un vieil homme mange des churros. Un chien est à ses pieds. Il me fait un signe de la main. Je reste méfiante, mais je m’approche.
“Tu voyages à vélo? Tu veux des churros?” Je pose mon vélo, et je vais m'asseoir à sa table. On discute de voyages ; lui aussi a fait des voyages à vélo, et beaucoup d’alpinisme. Je lui montre des photos de mon périple, il me montre des photos de ses aventures.
Ce vieil homme s’appelle Toni. On s’entend très bien. Nos churros sont finis, et il me propose un Ricard avant de repartir. On boit notre verre, toujours en discutant. Il me partage sa philosophie de vie : “Panta Rhei”. Une expression grecque, qui veut dire que tout coule, tout passe. Une belle façon de dire qu’on se laisse porter par le vent et qu’on accepte ce qui nous arrive.
“Tu as prévu quoi aujourd’hui?” Oh, je sais pas trop. Je pensais aller dans ce village, un peu plus loin, mais je ne suis pas très motivée… “Si tu veux, je peux t’amener là-bas. J’ai un van, on peut mettre le vélo dedans…”
Petite seconde d’hésitation, mais je me sens en confiance avec lui, alors je suis mon instinct et j’accepte. “Je ne sais pas si tu sais, mais pas loin il y a un temple hippie sur une plage… Ça te dirait d’aller le voir?”
Ce temple hippie, c’est des structures en galets. Des dessins, des inscriptions. Une, en particulier, attire mon attention. “Vis sans peur, car nous sommes nés pour mourir”
La peur, le contraire de l’amour. Et dans ma vie, je ne veux que de l’amour. Je me sens vraiment bien, sur cette plage. Elle a une énergie forte, différente. Une énergie d’amour qui m’enveloppe. Camper, le chien de Toni, court partout. Elle vient me voir, puis part tremper ses pattes dans l’eau.
“J’ai lu un poème il n’y a pas longtemps… Ça parlait d’une femme ouragan, ça me fait un peu penser à toi. Une femme libre, pleine d’énergie, que rien ne peut contrôler. Pleine de courage, aussi… Comme toi!”
Oh, merci, Toni, mais moi je ne suis pas très courageuse… J’essaie d’être libre, de me laisser porter par la vie… “Panta Rhei”. Exactement ! Mais c’est compliqué. J’ai peur, souvent.
“Tout est déjà là, mais tu ne le vois pas encore. Moi, je le vois. Tu es une femme ouragan.”
Je souris. On ne se connait pas vraiment, Toni et moi. Je ne sais pas trop ce qu’il voit en moi, mais je prends son compliment et je le garde dans un coin de mon esprit. Je sais que je n’ai pas encore assez confiance en moi pour accepter d’être libre, impétueuse, et d’imposer mes propres règles au jeu de la vie. Mais qui sait ? Peut-être qu’un jour, cette confiance viendra.
Je demande à Toni s’il connait des coins pour faire du snorkeling par ici. J’aimerais bien essayer, je n’en ai jamais fait. Alors on passe chez lui récupérer une combinaison, un masque et un tuba, et il m’emmène dans une plage peu fréquentée.
Je nage au milieu des poissons. L’eau est fraîche, mais pas froide pour un mois de février. Je me dis qu’en me laissant porter par le destin, par cette opportunité, j’ai fait une trop belle rencontre. Pour moi, le destin, c’est un peu comme si parfois, on arrive à des croisements dans la vie, et notre destin, notre intuition, nous indique la bonne direction. Mais on peut choisir de ne pas l’écouter, ou de raisonner d’un point de vue purement pratique, et prendre un autre chemin. Pour moi, le destin indique toujours un chemin où il se passera des choses géniales.
Des choses qui me font me dire que la vie vaut la peine d’être vécue. Et dire qu’il y a deux ans, je n’avais qu’une seule envie, c’était de me faire aplatir par un camion en vélo sur le chemin du travail. Tout change.
On a des discussions très philosophiques, avec Toni. Je reste dormir chez lui, et le lendemain matin il me pose à quelques kilomètres du village que je voulais visiter pendant ce voyage, le village où est née mon arrière-grand-mère. Il m’offre une tenue de triathlon qui appartenait à son ex, “en souvenir”.
Dans mes méditations à vélo, je remarque que je commence vraiment à apprécier de me retrouver avec moi-même. Seule, dans des lieux magnifiques, à sentir le vent sur mon visage. Gravir des cols et me sentir trop fière. Crier dans les descentes.
J’arrive dans le village, mon objectif de ce voyage. Je ressens beaucoup d’émotions, d’arriver enfin sur la terre de mes ancêtres. Je reste quelques heures, assises, au milieu des montagnes, près d’un petit moulin.
retour à la sélection du chapitre