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Chapitre 0 - Discussions sur les souvenirs, la mémoire et le temps




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Je me suis engagée, un peu contre ma volonté, sur un cheminement personnel à travers la brume de mon enfance. Dans cette brume épaisse, j’ai distingué une chose ; un visage, qui a fait ressortir en moi des émotions très intenses.

Dans The Body Keeps the Score, Besser Van der Kolk parle de la mémoire traumatique. Il explique que lorsque le cerveau reçoit des informations, il les traite et les conserve sous forme de souvenirs, de telle sorte qu’ils aient un début, un milieu et une fin. Un événement, figé dans le passé, auquel on accède de temps en temps, qui se transforme petit à petit et s’atténue au fil du temps.

Mais pour un souvenir traumatique, l’information n’a pas été traitée comme il faut, et les images, sons, émotions, ne sont pas enregistrés de la même façon. Quand on accède à un souvenir traumatique, il perd sa temporalité et c’est un peu comme s’il était vécu dans le présent. La fin, l’élément crucial qui remet cet événement dans notre passé, n’est pas interprétée. Et on a l’impression de revivre l’événement, dans son intégralité et dans toute sa puissance, au moment où il nous revient.

C’est un peu comme cette image que j’ai vue, du coup. Avec le temps, mon souvenir d’avoir revu cette image s’est atténué. Si, dans les jours suivants, le simple fait de repenser à ma dissociation et à l’image me mettaient dans un état d’angoisse très forte, j’arrive maintenant à en parler avec le sourire, comme quand on raconte nos dernières vacances à la plage.

Je ne peux pas parler de l’image que j’ai vue ou de ses implications, mais je peux facilement parler du fait que je me suis souvenue de quelque chose. Le temps passe, et je suis un peu plus légère chaque jour. Le temps passe, et j’oublie un peu plus chaque jour.

Dans mon travail de détective, dans l’effort de retracer mes pas dans la brume, j’ai étudié un peu plus mes souvenirs d’enfance. J’imagine que toi aussi, lecteur.rice, tu es intrigué.e par ce qui a bien pu se passer quand j’étais petite. Alors je vais partager avec toi les indices que j’ai obtenus pour nous remettre sur un plan d’égalité dans cette investigation.

Bien entendu, la phrase que j’ai écrite sur ce que je suspecte qui est arrivé, c’est juste une idée comme ça et c’est peut-être complètement faux, alors j’aimerais qu’on regarde les faits avec l’esprit frais et éclairé pour observer la situation sous un nouveau jour. Et je remonte le temps, loin, loin, à l’orée de la brume, sous les faibles lueurs du jour.

J’ai une dizaine d’années, et je discute avec ma meilleure amie, dans la maison de ses grands-parents. “Et toi, Anaïs, c’est quand ton premier souvenir?” Ah, difficile cette question. Je crois que j’étais à Disneyland, avec mes parents, et je mangeais une pomme. Une pomme verte. Je devais avoir six ans, je crois… “Ah! et d’autres souvenirs?” Euh, non, c’est tout. Elle s’est mise à me raconter toutes sortes de souvenirs, qu’elle avait, elle, de quand elle était plus jeune. Mais pour moi, rien.

Bon, il y avait bien un autre truc, mais c’est pas trop le genre de chose dont on discute en pyjama party. Je me souviens de la douche froide.

J’avais à peu près six ans, aussi. D’après mon papa, quand j’étais jeune, je faisais beaucoup de crises de colère. Je me mettais à crier, et impossible de m’arrêter. Un jour, à court de solutions pour me calmer, il a décidé de me donner une douche froide.

Et ça, je m’en souviens. Comme un vrai souvenir ; un début, un milieu, une fin. Moi qui crie, qui pleure. Sa main qui me tient le bras fermement, le pommeau de douche qui se met en marche. Non, non, non, non. L’eau froide. Les pleurs, les cris. Et c’est fini.

Mon papa s’en veut encore, mais moi je ne lui en tiens pas trop rigueur. Parce que les vrais souvenirs, ils perdent en intensité avec le temps. Ils s’estompent. Après la douche froide, par contre, plus de crise de colère. Mais ça ne m’a pas traumatisée. Je ne ressens rien de spécial quand j’y repense.

J’ai toujours été une enfant calme, discrète, réservée. Mes grands-parents paternels me disent souvent que j’étais très polie, trop polie même. Je ne demandais jamais rien, j’obéissais très facilement. Les crises de colère avec mes parents, c’était, je pense, une façon de m’exprimer quand je n’avais pas vraiment d’autre moyen de sortir mes émotions.

Voilà donc le bilan de la petite Anaïs ; beaucoup de choses à l’intérieur, que je ne savais pas vraiment extérioriser. Alors je criais, mais quand ce n’était plus possible, j’ai tout repoussé au fond de moi et j’ai appris à être exemplaire avec les adultes pour ne pas avoir de répercussions. Une petite fille effacée, à l'affût des indices pour toujours bien se comporter.

Et le bilan du petit Louis - Louis, c’est mon frère ; complètement fermé, silencieux, discret. Il s’est récemment fait diagnostiquer un trouble du spectre autistique, ce qui explique sûrement en partie cette facette de son caractère. Depuis toujours, d’après mes grands-parents paternels, je m’occupais de Louis un peu comme si j’étais sa maman. Parce que notre mère à nous, elle n’était pas vraiment là pour nous, alors je faisais de mon mieux pour la remplacer. Pour donner à Louis ce que je n’avais pas.

J’essayais aussi de protéger mon père. J’essaie toujours, d’ailleurs. Même maintenant, je le vois un peu comme un enfant. Je me mettais toujours en opposition face à ma mère, dès qu’elle faisait une remarque à Louis ou à mon père, pour détourner l’attention et pour qu’elle s’en prenne à moi plutôt qu’à eux.

Ça remet un peu de lumière sur mes comportements, mes façons d’agir. Je suis pas psychologue mais je pense qu’en analysant un peu certaines parties de cette histoire on peut mettre le doigt sur l’héritage de mon enfance.

J’ai quelques souvenirs, donc, pas vraiment traumatisants. Et quelques récits familiaux, qui me permettent de mieux comprendre qui je suis. Mais la brume est toujours là, et j’ai peur de quand, où et comment elle se dissipera. 

Au fond, très loin dans ma petite tête, derrière la brume, dans un autre plan de conscience, tout est là. Tout a été enregistré par ma mémoire. Mais je ne suis pas sûre d’avoir une très bonne mémoire.

Beaucoup de choses sont floues, maintenant. Sur ma vie d’avant, surtout. Ma vie avec Gabriel. J’ai l’impression d’être horrible, quand j’y pense. Mais je me souviens plutôt des faits, et j’ai pas vraiment d’émotions associées à ces événements.

Tout est froid, tout est fade. Pourtant, quand on était ensemble, ça avait une saveur différente. Alors je ne sais pas trop. Est-ce que j’ai atténué ces souvenirs, pour que la séparation soit plus facile?

J’ai un peu l’impression que c’est une autre partie de moi qui a vécu ces six années avec lui. Après tout, depuis que je suis seule, je me suis un peu transformée, j’ai évolué. Et j’ai laissé beaucoup de choses derrière moi.

Je ne fais pas trop confiance à ma mémoire, du coup. Parce qu’elle oublie, elle transforme, ces événements importants. Je sais que j’ai vécu des choses super, avec Gabriel. Je sais que j’ai été parfois très heureuse, parfois triste, parfois énervée. Mais je ne sais pas où sont passées mes émotions de cette vie d’avant.

Un peu comme les souvenirs perdus de la petite Anaïs. Souvenirs qui sont revenus avec la dissociation. Alors je me demande, si Anaïs enfant, elle n’arrivait pas à se dissocier, elle aussi. A agir sans être vraiment elle, pour ne pas avoir à gérer le poids de ce qu’il se passait. Et c’est peut-être pour ça que des images me sont revenues quand j’étais dans cet état.

La mémoire, c’est un processus complexe, et je ne comprends pas encore tout. J’espère trouver les clés pour ouvrir toutes les portes, en temps et en heure.

Ce qui m’amène au dernier point ; le temps. Le temps, c’est un concept un peu bizarre. Des fois, tout est si rapide. Les journées s’enchaînent, et j’ai à peine le temps de reprendre mon souffle que des jours, voire des mois, se sont écoulés. Et parfois, on dirait que ça fait des années que tout a changé, alors que c’était il y a quelques semaines à peine.

Voyager s’inscrit parfaitement dans cette discontinuité du temps, du temps qui passe. Parce que tout est différent. Quand j'étais en vadrouille, c’est comme si j’avais quitté Lyon depuis dix ans, et c’est comme si je rentrais le lendemain de mon départ. Et quand je suis retournée à la vie normale, c’est comme si ces aventures s’étaient passées dans une autre vie. Dans un autre plan d’existence.

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