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Chapitre -1 - La backstory - Anaïs 

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Les chansons du chapitre:

Violin Sonata No.9 in A Major, Op.47 “Kreutzer” - Beethoven


Evil - Surfer Girl


Pretty Girl - Clairo


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J’ai pas grand-chose à dire sur mon enfance, en fait. Parce que c’est assez flou. Je me souviens vaguement des grandes lignes à partir du collège, ma maison en Tunisie, ma première déception amoureuse… Mais c’est un peu plus clair à partir de mon retour en France l’année de mes 13 ans. Je suis myope, j’avais peut-être pas mis de lunettes pour la première partie de ma vie. Ou alors j’ai un peu de childhood trauma mais cette option serait moins rigolote.

Je dis un peu plus clair, parce que c’est pas non plus très, très net. J’ai pas une très bonne mémoire, je pense, du moins pour certains événements de ma vie. C’est pour ça que cette histoire, c’est aussi un bon moyen de garder une trace de toutes ces expériences qui me façonnent.

Mon enfance, celle dont je me souviens donc, c’est un père qui se réfugie dans le travail pour échapper à ma mère, et une mère qui…

Quand on me pose des questions sur ma mère, je dis juste que c’est pas une personne très gentille et que je ne lui parle plus parce que je ne veux pas de gens négatifs dans ma vie. Un collègue m’a demandé si elle était alcoolique, et j’ai répondu “Bah, pas vraiment, juste un ou deux verres de vin tous les soirs… Normal non?” Non?

Pour le travail de mon papa, on a déménagé en Tunisie juste avant le collège. Quatre années en Tunisie, avec donc ce père un peu absent et cette mère un peu (?) alcoolique. Ma mère ne travaillait pas, elle passait ses journées à la maison. Comme je l’ai dit, mes souvenirs sont assez flous. Je commence à développer de plus en plus d’intérêt pour les mangas et les jeux vidéo. Avoir ces passions me permet de passer du temps seule et d’éviter d’être soumise aux critiques maternelles. Peu importe ce que je faisais, ce n’était jamais assez bien. Je jouais du piano depuis quelques années déjà. Tous les soirs, je devais m’entraîner dans le salon, devant tout le monde. Mais je déteste ça, jouer devant des gens. Quand je fais du piano, j’aime mettre un peu de sensibilité dans mon interprétation. Mais je ne veux pas me dévoiler à tout le monde, et surtout pas à ma mère, qui est hermétique à cette sensibilité.

Pour mon dernier récital de piano, je m’étais entraînée pendant des heures. Je pouvais jouer la pièce les yeux fermés. Je connaissais chaque note, chaque changement de tempo, sur le bout des doigts. Ma professeure m’accueille sur scène, je tourne la tête, et je vois tout ce monde, qui me regarde. Et dans la foule, forcément, ma mère. Je prends une grande inspiration. Tout ira bien.

Je m'assois sur le banc et je réajuste la hauteur du siège. Je place ma partition sur son support, je regarde la feuille. L’encre disparaît, les lignes ondulent, les notes se mélangent. Je suis incapable de lire cette partition. Cette même partition, que je connais par cœur, que j’ai travaillée pendant des heures. Je jette un regard de panique à ma professeure, je place mes doigts au-dessus des touches en espérant que le morceau me revienne. Je joue les premières mesures, instinctivement, mais impossible de me souvenir de ce qui vient après. Pour retomber sur mes petites pattes, je fais une transition et rejoue les premières mesures une deuxième fois. Je n’arrive toujours pas à lire la partition, alors je joue les notes finales, je respire, je me lève, et je m’en vais. Quand je me rassois dans l’audience, je croise le regard de ma professeure. A la fin du récital, ma mère m’emmène la voir.

“Et alors, Anaïs, qu’est-ce qu’il s’est passé? Tu le connaissais parfaitement, ce morceau…”

Euh… Oui… Je… Je sais pas…

Les prémisses d’une anxiété généralisée. Il m’aura fallu une dizaine d’années avant de poser mes doigts sur un clavier à nouveau. Et même maintenant, je joue du piano uniquement quand je suis seule. 

Puis un retour en France suite au printemps arabe, avec un père un peu plus absent et une mère un peu plus (?) alcoolique. Du coup, je passais des heures dans ma chambre, à lire des mangas, regarder des animés et jouer à des jeux vidéo. N’importe quoi pour écourter ce moment compliqué, assise à la table de la cuisine, à regarder ma mère sortir pour la énième fois du pain et un saucisson parce qu’elle avait pas envie de cuisiner. Se servir un grand verre de vin et poser la même question ; “Vous avez fait quoi aujourd’hui?” Et moi de répondre, rien. Je suis allée à l’école. La voir se tourner vers Louis. Louis, c’est mon frère. “Et toi?” Silence. Hop hop hop, on mâche ce saucisson, on finit son verre d’eau, on attrape une tablette de chocolat et on file se réfugier dans sa chambre. Et l'habituel, “Tu vas grossir!” qui résonne à travers la porte.

J’ai un peu plombé l’ambiance. Mais le point positif, c’est qu’avec tous ces mangas et animés pour m’évader, je parle assez bien japonais. Par contre, j’avais définitivement perdu le goût de lire des “vrais” livres. D’autant plus que je ne comprenais pas trop l’intérêt du français et de la philo à l’école, ce qui a achevé de me dégoûter des livres “d’adultes”, parce que de toute façon c’était beaucoup trop compliqué pour moi.

De ces soirées pain, saucisson, et tablette de chocolat, je garde surtout le souvenir de l’haleine de ma mère, qui sentait le vin rouge. Je déteste cette odeur, haleine-vin rouge. Mais le point positif, c’est que je parle assez bien japonais.

En première, j’ai une nouvelle passion: League of Legends. J’avais déjà essayé quelques années plus tôt pour un amoureux - un gars un peu nul, mais j’avais vite abandonné parce que je ne comprenais rien. Me voilà donc, à 15 ans, à découvrir le monde sombre et sans pitié des MOBA. Mais le principe de ce genre de MOBA, c’est de jouer en équipe. Ni une ni deux, j’en parle avec des garçons de ma classe et je rejoins leur “party”. Ayant beaucoup de temps libre, temps d’autant plus apprécié que ça me permettait d’échapper au pain, au saucisson et à cette foutue haleine de vin rouge, me voilà à gamer comme une geek et farmer les niveaux. Et à rencontrer les amis, de mes amis, de mes amis, de mes amis, qui, quand il nous manque un joueur, viennent compléter notre party.

Dans ces amis, d’amis, d’amis, il y a un garçon. On s’entend bien, il est super marrant, on passe des heures à jouer tous les deux. Comme on habite la même ville, on organise une sortie avec mes amis, d’amis, d’amis et on se voit pour la première fois. Le courant passe bien, et, quelques jours plus tard, je dis à mes amis (pas d’amis, d’amis) que j’ai un copain. C’est l’été, il fait beau, il fait chaud, je suis in love et je joue à des jeux vidéo. Mais la rentrée approche et voilà que mon copain me ghost.

Bon. Première déception amoureuse. Je m'assois dans la baignoire, je pleure vingt minutes, je me dis, mais non, on s’entendait si bien, comment il a pu faire ça. Ah. Mais en fait il est un peu nul ce mec. Tant mieux si c’est fini.

Et me voilà, toute fraiche et prête pour de nouvelles aventures.

Puis je rencontre, toujours sur LoL, un ami, d’ami, d’ami, d’ami, d’ami, d’ami… qui me fait beaucoup rire. Et qui est super cool. Et qui est super gentil avec moi. Et à qui je parle tout le temps. Et dont je tombe amoureuse.

A l’école, je ne pense qu’à lui, et quand je rentre, je ne fais que lui parler. Il occupe mes pensées. Je l’ai dans la tête et il en sort pas. William, William, William.

William. Le mec parfait, William. Enfin, presque… il habite loin, vraiment loin. Et en tant que lycéenne, c’est compliqué de m’acheter un billet de train. Qu’est-ce que j’allais dire à mes parents ? Je pars en week-end à l’autre bout de la France pour voir un garçon rencontré sur un jeu vidéo ?

Mais je ne désespère pas, après tout, la distance qu’est-ce que c’est ? Je lui dis que je l’aime bien. Il me dit que lui aussi.

Waouh ! quelle joie ! Le bonheur à l’état pur. William, William, William! Notre idylle dure une semaine, une semaine incroyable. Sauf que, voilà, “Tu as cinq minutes ? Il faut qu’on parle.” Aïe. Ça pue. Ding ding, Skype sonne. Je réponds. “La distance, c’est trop compliqué”. Non. Panique. Pas ça. J'essaie d'être compréhensive. Ah oui, je comprends. Pas de soucis.

Noooooooon. Reviens. S’il te plaît.

Spoiler alert ; il est pas revenu. Enfin, il continuait à prendre de mes nouvelles de temps en temps.

Aïe ! quel désespoir ! La tristesse à l’état pur. Bon, la dernière fois, ça m’a pris vingt minutes dans ma baignoire, alors là ça devrait aller, non?

Spoiler alert : ça n’allait pas.

Six mois plus tard, j’arrive toute guillerette en école d’ingénieur.e. Un nouveau monde s’offre à moi! La vie étudiante, le début de l’indépendance! J’ai même une chambre sur le campus! Et… mais c’est quoi ce mec? Il parle fort, il se croit mieux que tout le monde… Ugh, et il est dans le même amphi que moi… Aurélien… il a l’air trop chiant.

Il aura fallu une journée pour qu’Aurélien devienne mon meilleur ami. Et voilà que j’ai trouvé la bonne étoile dans ma vie, celle sur laquelle toutes les autres s’alignent pour former un destin joyeux ; Aurélien. Je t’aime.

Avec mon nouveau meilleur pote, nous voilà prêts à conquérir le monde. D’ailleurs, la semaine prochaine j’ai 18 ans. On fait un petit apéro pour fêter ça. 18 ans, 18 shots. Même s'il y avait des shots de bière dans le lot, me voilà bien rôtie. “Anaïs, tu veux pas embrasser Gabriel pour rigoler?” Euh, ouais je peux, mais s’il veut sortir avec moi, c’est pas super cool.

“Anaïs, t’es drôle, t’es belle, t’es intelligente, je veux sortir avec toi.”

Ah, euh… Mais, tu sais, je suis encore amoureuse d’un mec que j’ai jamais vu en vrai et qui habite de l’autre côté de la France et à qui j’ai pas parlé depuis trois mois…

“Je m’en fous.”

Bah, ok. Gabriel entre en scène.

Un chat, cinq ans d’études, un travail, le covid et deux autres chats plus tard, je travaille à Genève, Gabriel travaille à Lyon, et on rénove l’appartement que je viens d’acheter. On commence à jouer au volley, en mixte. C’est vite devenu une vraie passion pour moi, et c’est en rentrant dans un club de volley que j’ai rencontré tous mes amis à Genève. Après une petite erreur de parcours où je passe pas loin d’être dead, je propose à Gabriel de se marier pour qu’il puisse récupérer mon appartement au cas où je meurs. Pas très romantique. Mais il est content, je suis contente, la vie est belle. J’ai 24 ans.

Mon travail à Genève est très prenant. Comme je suis dans une petite entreprise, je prends de plus en plus en responsabilités et j’ai une liberté presque totale. Avec le temps, malgré le fait que je sois la plus jeune, je m’impose en number 2. Même si je n’ai pas de titre officiel, je gère toute la partie managériale de l’équipe en plus de mon travail. “S’il y a un problème avec quelqu’un, tu gères, et s’il faut le virer tu m’appelles”, m’a dit mon chef. Liberté totale donc, confiance aveugle en mon boss et réciproquement. Alors je donne beaucoup d’énergie pour ce taf, ça me prend mes ressources émotionnelles et je réponds à mes emails les dimanches et jours fériés sans concession.

Le point noir dans cette vie de rêve, c’est que je ne vois Gabriel que les week-ends. Il arrange du télétravail quelques jours par semaine, mais pour moi qui avait l’habitude de tout faire avec lui, c’est compliqué. Pendant mes cinq ans d’études sont arrivées les crises de panique et l’anxiété, et je suis incapable de me sentir heureuse dès qu’il n’est pas là. La déprime s’installe, je suis totalement co-dépendante. Incapable de me débrouiller par moi-même. Une anxiété de séparation qui me paralyse dès qu’il rentre à Lyon. Je ne ressens plus aucune attirance pour lui. Tiens, mais c’est vrai que j’ai toujours été attirée par les filles. Mais j’ai jamais eu l’occasion d’être avec une fille. Dommage. J’aurais vraiment bien aimé. Elles sont trop belles, les filles.

Gabriel, je crois que je suis lesbienne.

Mais je suis pas sûre. Et si je me trompe? Je ne veux pas le perdre! Mais en même temps, et si on reste ensemble et que je me rends compte que je suis lesbienne bien plus tard? Alors on aurait passé plein d’années malheureux pour rien…

Il faut qu’on se sépare.





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