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Chapitre 8 - Plongeon


Partie II - Dans les profondeurs, je coule?


Les chansons du chapitre:

Sorry for being so sexy - Anetha


Anxiété - ÅMRTÜM


la cause de mes pleurs - Yung Aeon, Le Wanski



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Comme d’habitude, Kai vient chez moi et on fume un joint. Comme d’hab. Il m’avait manqué pendant ces vacances, malgré la nature un peu spéciale de notre relation. On va se coucher, et commence le meilleur sexe de ma vie. “Anaïs, qu’est-ce que je t’adore”. J’aime trop quand il me parle comme ça. L’harmonie est parfaite. Mais en plein milieu, je déconnecte. Mon esprit s’envole. Je suis là, je bouge, je parle, mais moi, je ne suis plus là. J’ai un peu l’impression de m’être dédoublée, et de regarder une autre partie de moi agir à ma place. Un peu en mode pilote automatique.

Et là, un flash. Une image. Un visage. Horrible.

Mais je… enfin, Anaïs, continue comme si de rien n’était. Moi, je pense à d’autres choses. J’essaie d’effacer cette image de mon esprit. Ah. Enfin terminé. Anaïs se lève, et passe aux toilettes, sans trop réaliser ce qui vient de se passer. Vivement qu’elle s’endorme.

Je me réveille, en pleine forme. Je pars au travail, comme tous les jours. Je prends mon vélo, il fait beau dehors, je suis de bonne humeur. A la pause de midi, on discute avec mes collègues, comme tous les jours. Mais d’un coup, la scène de la veille revient dans mon esprit.

J’avais complètement oublié. La déconnexion, cette image. En fait, c’est pas la première fois que je déconnecte pendant le sexe, mais ça n’a jamais été aussi… intense, long. Et c’est pas la première fois non plus que j’ai cette image dans la tête, mais elle n’a jamais été aussi forte.

J’envoie un message à Julia ; est-ce que toi aussi ça t’arrive de déconnecter pendant un rapport? “Non, pas trop”. Je commence à paniquer. J’ai peur des implications, de ce que cette image veut dire. Est-ce que je trauma unlock? Après une semaine de vacances, d’alcool, de drogues. Un flash. Une image. Est-ce que c’est moi qui débloque?

J’ai peur. Parce que si cette image, elle reflète une réalité, alors ce qui m’est arrivé, c’est vraiment horrible et je sais pas comment j’ai survécu jusqu’à maintenant. Et si cette image, c’est juste mon imagination, alors j’ai un sérieux problème dans ma tête de penser à des trucs comme ça.

Ça fait des heures que j’ai la tête qui tourne. Mes joues sont chaudes, j’ai du mal à me concentrer. Mon esprit se balade. Un peu comme si j’étais trop high, mais j’ai rien pris aujourd’hui. Juste un coup de flashback. Anaïs, tu débloques, ma pauvre.

J’envoie un message à Kai, je lui dis que ça va pas trop bien. Il me rassure, et on se voit le lendemain. Il a même prévu de me faire un super repas. Je rentre chez moi, je mets une playlist “Good Mood” pour essayer de me remonter le moral. J’ai envie de me couper les cheveux, j’enlève mes vêtements et je m’assois dans la douche. Je pleure.

Je pleure, je pleure, pendant plus d’une heure. Je me laisse ressentir toutes mes émotions. Mais là, je ressens juste une tristesse profonde qui veut pas partir. Toute la tristesse que j’ai pu ressentir jusque-là, c’était du pipi de chat comparé à ce que je suis en train de vivre. Presque envie de me reprendre un “Mais t’es folle” de Marc juste pour rire. Une image qui n’a aucun sens, qu’est-ce que je fais de ça?

Je me lève, j’ai froid. Je me coupe les cheveux, un peu n’importe comment, l’air déterminé. Je me regarde dans le miroir, je plonge dans mes yeux et je repense aux mots de ma psy, quelques mois plus tôt. “Soyez gentille avec vous-même, comme vous êtes avec vos amis. Vous pouvez chercher sur internet, il y a des méditations d’autocompassion.”

L’autocompassion. C’est le moment de prendre soin de moi, de me chouchouter. Alors je me fais un masque pour le visage, je fais des pâtes (mon plat préféré) et je me fais des crêpes en dessert. S’il y a un moment pour m’occuper de moi, c’est maintenant, alors je donne tout.

Au réveil, je pleure à nouveau. La tristesse n’est toujours pas partie, j’ai toujours la tête qui tourne. J’ai toujours cette impression d’être high, et de pas vraiment être dans le monde réel. Je pleure, encore. J’arrive à essuyer mes larmes, mais Kai arrive et me prends dans ses bras, et je m’effondre à nouveau.

On avait prévu de faire un space cake. Mes potes m’avaient dit que c’était une mauvaise idée, mais je pense que ça va aller. Je veux me prouver que tout va bien, que je peux traverser cette épreuve. Et que je peux reprendre de la weed sans risque.

On fait un brownie, et on prend une petite part chacun. Puis on se met à cuisiner le repas. Tortilla, paëlla. Le space cake monte, lentement. C’est l’heure du dessert, ça fait plus de deux heures qu’on a pris notre première part. Je me sens un peu high, mais pas trop, alors on en reprend tous les deux un petit bout.

On regarde un documentaire sur les animaux marins. C’est super beau, et en étant high ça en devient encore plus impressionnant. Mais petit à petit, je m’éloigne. Je sens la weed qui monte de plus en plus. La distance qui s’installe. Et Anaïs est là, elle prend la télécommande, elle rigole. Elle met une vidéo de course de cochons. Mais moi, je ne suis pas là. Je ne me sens pas bien, je suis complètement déconnectée. Anaïs a une demie seconde d’inattention, j’essaie de reprendre le contrôle. Kai, je me sens pas très bien… Il se tourne vers moi, je sens qu’il ne sait pas trop quoi faire. “Ah mince, tu veux qu’on aille se coucher?” Ouais…

On se met dans mon lit, mais je me sens super mal. Des images. Des portes qui claquent. Le chaos total. J’ai peur. Les cauchemars de mon enfance reviennent. Des flashs, une lumière, des images. La peur. J’ai très peur. J’ai du mal à dormir. Peur du noir. Des flashs. Des portes qui claquent.

Souvenirs de la veille au soir un peu flous. Il y a plein d’images que j’ai oubliées à nouveau. Mais clairement, j’arrête la weed pour un moment. Tout le monde fait le Dry January, moi ce sera le No Joint January. Heureusement, j’ai un rendez-vous avec la psy dans une semaine.

Pour compenser l’absence de weed, je fume un peu. Une clope par jour, j'essaye de garder le contrôle et de ne pas en abuser. J’ai des souvenirs qui remontent, des fois. Les lieux de mon enfance. Le salon de mes grands-parents paternels, leur canapé noir, la table basse ronde, la grande table de la salle à manger, la cheminée.

Mais de mes grands-parents maternels, pas grand-chose. C’est encore bloqué. Ne pas savoir quoi faire de ces images, ça me rend dingue. J’ai presque envie de fumer pour ouvrir les portes à nouveau, et savoir. Savoir de quoi je suis traumatisée comme ça. Savoir pourquoi j’ai aucun souvenir de mon enfance et mon frère non plus. Savoir pourquoi mes cauchemars d’enfant reviennent.

Quand j’étais petite, j’avais toujours beaucoup de mal à m’endormir. Enfin, vu mes cauchemars et mes peurs, je peux comprendre que ça ait été si long. J’ai deux cauchemars, deux cauchemars qui sont revenus et me hantent encore maintenant.

Celui où je me réveille, et il y a quelqu’un chez moi. Exactement comme mon espèce de bad trip après le festival de Reggae-dub. Du coup, je laisse la lumière allumée avant de m’endormir, je fais le tour de toutes les fenêtres, je verrouille ma porte à clé. J’ai l’impression de devenir parano, mais cette peur, peur qu’il y ait un intrus chez moi, elle est tellement prenante. Elle me prend les tripes et elle les tord dans tous les sens, elle me tétanise et je n’arrive à trouver le sommeil que quand l’épuisement prend le dessus.

Et celui où je me réveille, et il y a une vieille sorcière, assise dans la pièce. Elle est là, elle ne dit rien, elle est juste assise dans un coin et me regarde en ricanant, avec sa vieille robe noire. Ce cauchemar, il m’interroge, parce que maintenant que j’ai lu Sorcières de Mona Chollet, ma vision des sorcières n’est plus si négative. Est-ce que la sorcière veut me protéger? Est-ce que la sorcière, c’est moi, plus tard? Ou est-ce que, comme je n’avais pas lu Mona Chollet à 6 ans, la sorcière c’est juste une vieille méchante sans plus d’analyse à faire?

Et de ces deux cauchemars, outre la peur intense et profonde, une question subsiste. Est-ce que c’est vraiment juste des cauchemars, ou est-ce que c’est une interprétation, une modification de certains souvenirs, sous forme de rêves?

Mon rendez-vous chez la psy arrive avec soulagement. Et en même temps, j’ai la boule au ventre, j’ai peur d’affronter ce que je dois affronter. Quand j’entre dans la pièce, elle commence ; “Alors, comment ça va?”

Moi, je ne sais pas mentir, et encore moins à un “ça va”. Tout le monde s’attend à ce qu’on réponde “Bien et toi?”, mais moi je ne dis ça que quand ça va bien. Et j’ai l’impression que c’est parfois déstabilisant pour la personne en face de moi.

Du coup, je lui dis la vérité. Euh, bof, pas trop. Déjà, j’ai dit à Marc que je voulais plus qu’on se parle mais un mois plus tard je lui ai envoyé un message quand j’avais trop bu. Super les principes. Et ensuite, j’ai des souvenirs qui remontent.

J’arrive à lui parler de ces images, de ces flashs, des cauchemars. Mais dès que j’évoque certains points, mon corps se met à trembler. Et j’ai peur, peur d’inventer tout ça. “Mais Anaïs, est-ce que vous pensez sincèrement que votre cerveau va inventer des souvenirs qui vous traumatisent et vous mettent dans cet état?”

Ouais, ça se tient. Ces images, je ne les ai pas inventées. Et elles sont associées à des sentiments très, très intenses. Quand j’en parle, mes mains, mes jambes qui tremblent, ce n’est pas anodin. Ce serait bizarre que mon imagination soit si puissante.

Ma psy sous-entend une explication à ces images, sur ce qui s’est vraiment passé. La psy de mon petit frère avait suggéré la même chose. Mais c’est tellement horrible, je ne sais pas trop si je suis prête à pouvoir accepter ça.

Et en même temps, si c’est la réalité, alors je n’ai pas d’autre choix que de l’accepter un jour ou l’autre. Je ne le prends pas comme une réalité absolue, mais je ne veux pas exclure cette option. Et je préfère mettre des mots dessus, peu importe les mots que je choisis, pour ne pas atténuer ou oublier à nouveau ce qui a pu se passer.

 

Aurélien. Julia. I think I may have been assaulted as a kid.

 

C’est difficile. Difficile à écrire, difficile à lire. L’histoire se transforme, prend un tournant un peu dark, pour reprendre les mots d’Aurélien. Mais cette histoire, c’est mon histoire, c’est ma réalité, et je ne veux pas détourner les yeux. Et ces mots pourraient expliquer tellement de choses.

Les souvenirs qui manquent. Les flashbacks intenses. Le dégoût physique que je ressens quand je vois mes grands-parents maternels. Le dégoût physique quand ma mère s’approche de moi. Cette panique pure quand je l’ai revue la dernière fois. Les cauchemars. Notre tendance à l’addiction, à mon frère et à moi.

Je passe à nouveau le week-end avec Kai, son meilleur pote est aussi là. Il est super sympa et on s’entend vraiment bien. Je lui explique un peu pourquoi je fais le No Joint January, et il me dit que lui aussi, il a déjà vécu ces moments de déconnexion après avoir fumé. Ça me rassure, ça me fait du bien de voir quelqu’un qui a partagé cette expérience, aussi désagréable soit elle. Je me sens un peu mieux comprise.

Ils roulent des joints, je me roule une clope. Quand ils partent, le lendemain, j’ai peur de la solitude. Peur de réfléchir encore à tout ça, et de ne pas avoir plus de réponses.

J’aimerais avoir des réponses. Je sais qu’elles sont là, au fond de moi, quelque part. Depuis la semaine dernière, l’intensité des images et des souvenirs a beaucoup diminué. J’avais déjà fait de l’autohypnose quand j’étais en dépression pour essayer d’aller mieux et de visualiser des choses positives, je pourrais essayer de l’autohypnose pour accéder à mes souvenirs.

Je mets une vidéo YouTube pour faciliter l’entrée en transe, et avoir une sortie au bout d’une durée donnée. Cinquante minutes. Je plonge, je plonge, je plonge dans ma conscience. Je revois la maison de mes grands-parents et je ressens la terreur qui m’envahit. Je me concentre, j’essaye de me dire que je suis en sécurité maintenant, il ne peut plus rien m’arriver. Je suis un peu plus calme et je replonge dans mes souvenirs. Je revois quelques images, quelques objets, rien de très intense émotionnellement, dont je prends note mentalement pour m’en souvenir quand je redeviendrai pleinement consciente.

Un, deux, trois, quatre, cinq. Je reviens à moi-même. Je sors mon cahier pour noter ce dont je me souviens. Mon stylo flotte au-dessus de la feuille. J’ai passé cinquante minutes dans mon subconscient, mais tout est flou, je ne me souviens de rien de précis.

Ça valait le coup de tenter, et j’ai probablement travaillé quelques trucs, même si finalement le résultat n’était pas là.

Mais une, puis deux semaines passent, et ces souvenirs s’estompent. Si bien qu’ils disparaissent presque complètement. Alors même si January n’est pas fini, on est le 24, j’abandonne mon No Joint January. Parce qu’à quoi bon? Maintenant, je fume des clopes tous les jours. Quitte à attraper un cancer, autant passer un bon moment. La date de mon départ se rapproche dangereusement.

C’est mon dernier week-end avec mes amis de Genève. Toutes les personnes à qui je tiens. Julia, Aurélien. Kai. C’est mon dernier week-end de ma vie d’avant. J’essaye de profiter de chaque moment, de passer du temps avec tout le monde, mais je ne peux pas enlever du fond de mon esprit l’idée que c’est la dernière fois qu’on se voit avant mon départ. Dans un peu plus d’une semaine, je serai seule. Complètement seule.

Alors je fume, je fume, pour oublier. Et je bois, je bois, tout pour embrumer mon esprit et ne pas penser à la fin qui se rapproche. La fin, ou plutôt, un nouveau commencement. Mais je n’ai pas vraiment les idées claires, pas assez pour voir le côté positif. Ou plutôt, pour l’accepter. Je le vois, je sais que je vais probablement passer des moments incroyables. Mais j’ai tellement peur, tellement peur de perdre tout ce que j’ai construit.

Ça me rappelle un peu ma rupture avec Gabriel. J’avais tellement peur qu’on se sépare, peur de ne pas réussir à être seule. Et finalement, un an plus tard, j’écris un livre et je me sens capable de (presque) n’importe quoi.

Alors je fume, je fume et je bois, je bois. Mais je crois que c’est un peu trop. Je phase, tout le monde danse et s’amuse, mais moi je suis un peu perdue dans mes pensées. J’ai la nausée. Je m'assois dans les toilettes, tête au-dessus de la cuvette. Et je me demande pourquoi j’ai autant bu, parce que je savais très bien que ça finirait comme ça.

C’est mon anxiété de séparation, peut-être. Celle qui vient des profondeurs. Voir mes parents partir, et me sentir abandonnée. Impuissante. Seule dans l’adversité. Mais maintenant, c’est moi qui quitte mon cocon. Et je n’ai plus de petit frère ou de père à essayer de protéger ; juste vivre, moi, pour moi.

Au moment de dire au revoir, bien sûr, je pleure. Le retour est difficile. Mes chats sont avec mon papa, mes placards sont vides. Je ne reconnais plus vraiment mon appartement. A chaque fois que j’ouvre la porte d’entrée, je baisse la tête pour prendre l’un de mes chats dans mes bras… Mais plus personne ne m’attend à la maison.

C’est ces petites choses qui me font réaliser que dans trois jours, je vais laisser mes clés à des inconnus. Et je ne reverrai plus le soleil se coucher derrière le Jura. Je ne pourrai plus profiter de mon canapé sur la terrasse pour fumer des joints. Je ne traverserai plus les champs pour aller travailler le matin.

J’ai plongé dans les profondeurs de mes souvenirs, et j’en suis revenue tant bien que mal. Mais je crois que j’ai laissé une petite partie de moi, là-bas. Et je replonge doucement dans un tourbillon autodestructeur où se mêlent l’angoisse et la peur.

J’envoie un message à Marc. Parce qu’avec tous ces événements, ça va mieux. Il est loin, loin, dans mon esprit.

 

Par rapport à ce que j'ai dit la dernière fois, je sais pas trop expliquer mais je me sens en paix maintenant alors c'est good entre nous. Merci.

 

“Cool. Mieux comme ça. Ça me fait plaisir.”

Une page qui se tourne. Un chapitre qui se termine. La fin de l’histoire?




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